Cette période estivale a été pour moi l'occasion de découvrir un philosophe : Martin Buber. La lecture de son livre Je et Tu m'a passionnée, et il me semble qu'on peut en appliquer le contenu au Livre de Job.
Si vous n'avez pas lu la présentation de Je et Tu de Martin Buber, je vous invite à le faire ici ! Dans cet article, je vais essayer de montrer comment on peut éclairer l'histoire de Job avec la philosophie de Martin Buber.
Job et Dieu : un rapport Je-Cela :
De quelle façon la philosophie de Buber peut-elle éclairer le sens de l'histoire de Job ? Il me semble qu'on peut affirmer qu'au début du Livre de Job, ce dernier est dans un rapport Je-Cela avec Dieu. Mais au travers de l'épreuve qui s'abat sur lui, il va être amené à rencontrer Dieu et à entrer dans une relation Je-Tu avec lui.
Le premier chapitre de Job nous présente cet homme pieux, qui accomplit consciencieusement tout ce qui est nécessaire pour que ni lui ni sa famille ne soient entachés par le péché. Il énonce d'ailleurs lui-même, dans le chapitre 31, tous les détails de sa conduite vertueuse : vis-à-vis des vierges, de la justice, des femmes mariées, de ses serviteurs, des pauvres, des veuves, des orphelins, et même de ses ennemis !
Mais on conserve une impression de distance entre Job et Dieu : Job connaît Dieu, son exigence de sainteté, sa haine du péché, il connaît les prescriptions rituelles pour les sacrifices, mais on n'a pas l'impression qu'il soit dans une relation avec Dieu. Il ne s'adresse pas à Dieu, il ne le rencontre pas. Dieu n'est pas pour lui une personne, mais plutôt, comme le dit Buber, un objet de foi. Cela ne remet pas en question la sincérité de la foi de Job, mais il manque quelque chose.
Le Satan, d'ailleurs, met le doigt dessus. Il soupçonne Job de servir Dieu de manière intéressée, c'est-à-dire en vue de recevoir la bénédiction. Pour le dire avec les mots de Buber, il soupçonne Job d'être dans une relation Je-Cela centrée sur l'utilisation de Dieu : "je fais ce que tu exiges des humains, en échange tu me bénis". L'épreuve que Dieu consent a pour objectif de tester la gratuité de l'attitude de Job, son désintéressement vis-à-vis de Dieu.
Qu'en est-il du côté de Dieu ? Certainement, Dieu désire une relation véritable avec Job, comme avec tout être humain. Cependant, on ne peut que noter le caractère exceptionnel de cette histoire, comparée aux autres grandes figures de l'Ancien Testament, tels Noé, Abraham, ou Moïse. Prenons Abraham : Dieu aussi va le soumettre à une épreuve terrible, celle de sacrifier son fils unique, Isaac. Mais Dieu parle à Abraham. D'ailleurs, il lui parle dès le début, en lui demandant de quitter son pays pour aller en Canaan (chapitre 12). Au chapitre 22, lors de l'épreuve, voici ce qu'on peut lire : "Dieu mit Abraham à l'épreuve et lui dit : "Abraham" ; il répondit : "Me voici"." Pour Job : rien. Dieu parle avec le Satan, il lui permet de l'éprouver, mais il ne s'adresse pas à Job. On semble assez loin de la relation qu'il pouvait y avoir entre Dieu et Abraham, ou Dieu et Moïse !
Job et Dieu : une relation Je-Tu :
Tout au long de son épreuve, Job va tour à tour parler de Dieu et parler à Dieu. En parlant de Dieu, il demeure dans un rapport Je-Cela. Ses amis d'ailleurs, venus le réconforter, sont également dans un rapport Je-Cela avec Dieu, cette fois-ci plutôt centré sur la connaissance de Dieu et des raisons qui le poussent à agir.
Mais quand Job évoque pour la première fois l'idée de parler à Dieu pour plaider sa cause, il commence à s'adresser à Dieu (chapitre 10). On peut être choqué par certains des propos de Job, qui "n'y va pas de main morte" comme on dit, mais toujours est-il qu'il est sans doute en train de réaliser la présence de Dieu face à lui, qu'il commence à se tourner vers une relation véritable, et non plus vers un rapport Je-Cela. Son épreuve aura eu le mérite d'ébranler tellement sa conception de Dieu, qu'un rapport Je-Cela n'est plus possible pour lui.
La relation Je-Tu cependant ne viendra pas de Job, qui demeure encore dans une conception partielle de Dieu, celle d'un juge. L'offre de relation viendra de Dieu, conformément à ce que dit Martin Buber : "le Tu se présente à moi". Au chapitre 38, "Le Seigneur répondit alors à Job du sein de l'ouragan et dit". Etrange histoire que celle de Job, où ce n'est plus Dieu qui interpelle l'homme, mais l'homme qui interpelle Dieu ! A la fin cependant, Job lui-même avoue qu'il a changé de rapport avec Dieu : "Je ne te connaissais que par ouï-dire, maintenant, mes yeux t'ont vu" (chapitre 42 : 5). Je pense que l'on peut interpréter cela comme le passage d'un rapport Je-Cela à une relation Je-Tu.
Une leçon pour la théodicée :
Comment tout ceci peut-il intéresser mon travail de thèse ? Il me semble qu'il y a de la part de Martin Buber une leçon pour tout philosophe ou théologien s'engageant en théodicée. Voici laquelle : ne pas être dans un rapport Je-Cela avec les victimes, mais dans une relation Je-Tu. Les amis de Job, comme je l'ai dit, traitent Dieu comme une chose, un Cela. Mais ils traitent aussi Job comme un Cela. Sa situation est prétexte à étaler leur connaissance de la doctrine de la rétribution, afin d'expliquer ce qui lui arrive et de ramener son épreuve sous le règne de la causalité. Job d'ailleurs le leur reproche à plusieurs reprises. Or, les amis de Job sont des théodicistes : ils proposent une théodicée, comme je l'ai expliqué dans cet article.
Buber nous invite à toujours être disponible à la rencontre, à la relation. Et ceci est valable aussi à l'égard des victimes, quand l'on veut écrire au sujet de la théodicée. La leçon de Buber, et du Livre de Job, c'est que l'énigme, le mystère, peut demeurer entier (sur le plan de la connaissance, nous restons frustrés) : mais ce qui compte réellement, c'est de vivre la relation, la rencontre. C'est cela qui rend notre vie, et notre monde, plus humain. Traiter les victimes comme des Cela, c'est se servir de leurs souffrances comme d'un prétexte à expliquer le pourquoi du mal, à expérimenter le raisonnement philosophique. Les traiter comme un Je, c'est être sensible à leur détresse, à la question qui gît au fond de leur angoisse, au récit de leurs souffrances. Que la théodicée puisse être une rencontre de personne à personne, à la fois entre le philosophe et la victime, mais aussi entre l'humain et Dieu, voici la leçon que je tire de ma lecture de Je et Tu de Martin Buber.