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Blog de recherche

  • Anne Lemétayer
  • 12 oct. 2024
  • 4 min de lecture

Le fait que les êtres humains soient libres, et qu'ils puissent donc choisir le bien comme le mal, est un argument classique pour expliquer l'existence du mal et justifier Dieu. Mais cette explication pose autant de problèmes qu'elle en résout.


Un homme à un carrefour doit décider quelle route il va suivre.
Homme à un carrefour

Le libre arbitre, une explication classique :


Quand j'ai l'occasion de parler de mon sujet de thèse avec des gens, ils évoquent généralement assez rapidement l'argument du libre arbitre pour expliquer l'existence du mal et justifier Dieu. En effet, si Dieu est parfaitement bon et qu'il est le créateur de ce monde, pourquoi ce monde contient-il des maux divers et variés, qui entrent manifestement en contradiction avec la bienveillance divine ? C'est parce que Dieu a créé les êtres humains avec un libre arbitre. Ils sont ainsi capables de choisir le bien comme le mal. Et sur la masse des êtres humains qui ont existé, qui existent et qui existeront, il y en aura forcément quelques-uns qui choisiront de faire le mal. Donc le mal existe par la faute des êtres humains, et Dieu est ainsi justifié, ce qui est l'objectif de la théodicée.


Un argument qui pose des problèmes autant qu'il solutionne :


Si l'argument du libre arbitre est pertinent et a été développé à de multiples reprises par les philosophes, il n'en reste pas moins qu'il ne peut fonctionner seul, car il pose à son tour des problèmes. On peut les distinguer en deux catégories : les problèmes posés par le libre arbitre en général, quelque soit le contexte de la discussion, et les problèmes posés par le libre arbitre en particulier dans le contexte d'une théodicée.


Les problèmes posés par le libre arbitre en général :


Principalement, il s'agit des preuves dont nous disposons pour affirmer que nous possédons effectivement un libre arbitre. "Libre arbitre" (Free Will disent les Anglais) suppose que notre volonté est capable de s'auto-déterminer, c'est-à-dire de prendre une décision de façon tout à fait indépendante de toute considération et de toute influence, quelles qu'elles soient. Par exemple, nous pourrions prendre une décision en étant libres de l'influence de notre éducation, ou encore de notre caractère, ou même des arguments en faveur ou en défaveur de cette décision.

Or, il est très difficile de penser qu'une telle liberté de la volonté existe. De nombreux philosophes ont écrit à ce sujet, mais l'argument principal réside dans le fait que rien n'arrive sans raison. Tout ce qui est produit a une cause qui le produit. Donc la décision que prend notre volonté, ou disons le fait qu'elle tende vers telle option plutôt qu'une autre doit avoir une cause. L'explication scientifique du monde repose sur cette loi que rien n'arrive sans raison, et donc qu'on peut toujours tout expliquer en référence à une cause productrice. Il serait très étonnant que seule la volonté humaine échappe à ce régime et soit, comme le dit Spinoza, "un empire dans un empire".


Les problèmes posés par le libre arbitre dans le contexte d'une théodicée :


Affirmer que les êtres humains disposent d'un libre arbitre n'est pas non plus suffisant pour justifier Dieu de l'existence du mal. Tout d'abord, on pourrait demander pourquoi Dieu a créé les êtres humains avec un libre arbitre ? Il faudrait alors développer une justification prouvant qu'un monde avec des humains disposant d'un libre arbitre et susceptibles de commettre le mal est meilleur, préférable, plus enviable aux yeux de Dieu, qu'un monde avec des humains voulant et faisant toujours le bien.

Si l'on parvenait à prouver qu'il est préférable que les humains existent et qu'ils aient un libre arbitre plutôt que le contraire, une deuxième question se pose : pourquoi Dieu n'intervient-il pas pour faire cesser le mal provoqué par le mauvais usage du libre arbitre ? Il pourrait tout à fait laisser tel individu choisir de commettre un meurtre et le laisser préparer son meurtre, mais stopper son bras à la dernière minute afin de protéger la victime innocente qui, elle, n'a rien choisi.

Enfin, un problème majeur posé par l'affirmation du libre arbitre en contexte théiste est que cela semble entrer en contradiction avec un autre attribut de Dieu : l'omniscience. On définit généralement Dieu comme un être qui connaît ce qui va se passer. Si réellement les humains possèdent un libre arbitre, Dieu est incapable de savoir ce qu'ils vont décider de faire. En effet, le seul moyen qu'il aurait de le savoir serait soit qu'il l'ait lui-même prévu, soit qu'il connaisse les causes en jeu et leur influence sur la volonté humaine. Un peu comme lorsque nous-même, nous connaissons bien les gens, et nous sommes capables d'affirmer : "Je suis sûre qu'il choisira ceci plutôt que cela !" Mais de ce fait, toute omniscience divine semble empêcher l'existence d'un libre arbitre, et inversement. Si nous sommes réellement libres, Dieu n'a aucun moyen de savoir ce que nous allons choisir, et il découvre donc la marche du monde au fur et à mesure que les humains agissent.


Un exemple de Défense de Dieu par l'argument du Libre Arbitre :


Ces problèmes sont soulevés dans les discussions théistes au sujet de l'existence du mal, et de nombreux philosophes tentent d'y apporter des réponses satisfaisantes. C'est le cas d'Alvin Plantinga, par exemple, dans Dieu, la liberté et le mal. Pour Plantinga, un monde dans lequel les humains ont un libre arbitre a plus de valeur qu'un monde dans lequel ils en sont dépourvus. Ce monde est un état de choses bonnes, qui n'implique l'existence d'aucun mal (étant donné que les humains pourraient tous toujours choisir le bien), mais que Dieu ne peut faire advenir sans permettre le mal (étant donné que les humains pourraient aussi parfois choisir le mal, et que Dieu ne pourrait les en empêcher sans leur retirer le libre arbitre qu'il a lui-même accordé). Par libre arbitre, Plantinga entend la liberté de commettre une action ou de s'en abstenir. C'est-à-dire que même si notre volonté est influencée, au moment où nous nous apprêtons à faire l'action, nous pouvons toujours choisir de nous en abstenir. Ceci permet de résoudre la contradiction avec l'omniscience : on peut tout à fait prédire ce qu'une personne voudrait faire dans telle situation, sans que cela lui retire la liberté de le faire ou de ne pas le faire.


Références :

On trouvera la traduction de Dieu, la liberté et le mal dans Philosophie de la religion. Approches contemporaines, C. Michon et R. Pouivet, Paris, Vrin, 2010.

  • Anne Lemétayer
  • 23 févr. 2024
  • 7 min de lecture

Marion Muller-Colard a fait des études de théologie protestante et est docteure en théologie. Elle a exercé comme aumônier d’hôpital. Dans L’Autre Dieu, elle propose une lecture du livre de Job visant à aider celles et ceux qui souffrent à comprendre Dieu. Cette lecture l’a elle-même aidée alors qu’elle traversait une terrible épreuve : celle de voir son deuxième enfant à l’agonie deux mois après sa naissance. Que nous dit le livre de Job sur la souffrance, sur nous et sur Dieu ?



L'Arbre de Vie, couverture du livre L'Autre Dieu
L'Autre Dieu

Je viens de terminer un de ces livres qui marquent une vie. Un de ses livres qui transforment durablement notre façon de voir le monde. Il s’agit d’un livre que je ne cherchais pas : je l’ai croisé au hasard d’une lecture, dans une note de bas de page (et si ! il faut lire les notes de bas de page). Je l’ai noté au bas d’une très longue liste de livres « à lire ». Et puis j’ai eu l’occasion, finalement, de l’acheter assez rapidement. Et il n’était pas si épais que ça (seulement 132 pages !). Et j’avais un peu de temps libre. Je l’ai lu en quelques heures. Il s’agit du livre de Marion Muller-Colard, L’Autre Dieu, paru pour la première fois en 2014, et réédité par Albin Michel en 2021.


 

Quand nos enclos de sécurité volent en éclats :


Marion Muller-Colard commence par remarquer que la plainte de Job ne surgit pas au moment où on s’y attendrait. Job perd tous ses biens et ses enfants, et ne se plaint pas. Job perd la santé, et ne se plaint pas. Ses amis arrivent chez lui, mais ils gardent tous ensemble le silence pendant 7 jours. Et tout à coup, la plainte s’élève. Qu’est-ce qui provoque la plainte ? Est-ce le cumul ? Le contre-coup ? Pour Marion Muller-Colard, la plainte est suscitée lorsqu’on réalise l’effroyable vérité que la menace de la souffrance et du mal dévoilent. Cette menace crée une faille, une fissure dans notre petit système de pensée rassurant. La souffrance et le mal qui s’abattent sur nous, sur nos proches, font voler en éclats nos enclos de sécurité.

 

« Est-ce pour rien que Job craint Dieu ? Ne l’as-tu pas protégé d’un enclos, lui, sa maison et tout ce qu’il possède ? » Job 1 : 10

 

Job est entouré d’un enclos, qui le protège de tout mal. Cet enclos, dans nos vies, prend la forme d’un système de pensée, d’une certaine relation que nous pensons avoir avec Dieu, avec une certaine image de Dieu. Comme Job, nous sommes nombreux à entretenir une relation contractuelle avec Dieu : nous pensons, conformément au système rétributif, que Dieu est un comptable qui rend le bien pour le bien et le mal pour le mal. Si donc nous faisons le bien, alors le mal ne nous atteindra pas. Nous vivons tous avec ce genre de postulat, c’est-à-dire avec cette idée que nous tenons pour vraie sans prendre la peine de la démontrer. Mais que la souffrance et le malheur atteignent nos vies, et l’expérience vécue fait voler en éclats ce postulat, ce système de pensée.

 

« Pour Job, le contrat dont la rupture brutale engendra la plainte était explicite : il reposait sur le système rétributif. Les règles en étaient claires : Dieu rendait le bien pour le bien, et le mal pour le mal. Job était un homme intègre et droit qui craignait Dieu et s’écartait du mal. En conséquence, selon le contrat établi, le mal s’écartait de lui. » p. 48

 

Inutile d’ailleurs d’être croyant, juif, chrétien ou musulman, pour entretenir ce genre de postulat. Comme je l’ai dit, Marion Muller-Colard a fait l’expérience de la souffrance : son fils de deux mois a été atteint par un virus respiratoire. Il a été placé de longues semaines sous respirateur artificiel, sous morphine, et son pronostic vital était engagé. Il s’est rétabli, mais à l’âge de ses 18 mois, il a eu une infection urinaire. Aux urgences, le médecin qui les a reçus était sceptique : cet enfant était si jeune, et il avait déjà été atteint par une malchance incroyable, alors il était impossible que sa santé soit à nouveau menacée ! Inutile de croire en un Dieu tout puissant pour adhérer à un système de justice immanente.

L’idée qu’il y a un nombre précis de malheurs qui peuvent atteindre une personne, l’idée qu’on a déjà assez souffert et qu’une autre souffrance ne peut donc s’ajouter, l’idée que Dieu ne permet pas à ceux qui font le bien de souffrir, l’idée que nos souffrances seront compensées par un bonheur sur cette terre ou dans le ciel ; tous ces postulats sont des systèmes de pensée, des enclos, qui nous rassurent. Ce sont des systèmes de justice, qu’elle soit immanente (terrestre) ou transcendante (venant de Dieu). Quand quelqu’un s’écrit : « Mais qu’est-ce que j’ai fait (au Bon Dieu) pour mériter cela ? », cette exclamation trahit une logique contractuelle comptable.

 

Plainte ou défense ?


Quand la menace fait irruption dans nos vies, quand la maladie, la mort, le handicap, le deuil, la souffrance, frappent, il y a deux réactions possibles. La première est celle de Job : la plainte. La plainte reconnaît la menace, la plainte reconnaît qu’aucune vie, aussi juste, intègre soit-elle, n’est à l’abri du malheur. La plainte reconnaît que l’enclos n’était pas réel, que c’était une construction religieuse, superstitieuse. La plainte reconnaît qu’il n’y a aucun enclos pour nous protéger.

La seconde réaction est de se cacher derrière un système de justice. Ce système nous sert de défense pour supporter la menace, éviter de l’accepter, maintenir envers et malgré tout l’enclos rassurant. Cette réaction est celle des amis de Job :

 

« Contraints d’admettre que le mal s’abat sur Job, ils préfèrent ruiner leur ami que ruiner leur système. Il n’y a pas de problème de la souffrance du juste, puisque aucun être – pas même Job – ne peut se prétendre juste. » p. 81

 

La justification du Créateur


Qui a tort, qui a raison ? La fin du livre de Job laisse clairement entendre que les amis de Job ont tort, car ils ont mal parlé de Dieu. Mais il n’est pas certain non plus que Job ait raison. Disons que Job a pris le bon chemin, mais a frôlé la catastrophe. Job a réussi, au contraire de ses amis, à se débarrasser de cette relation contractuelle avec un Dieu comptable, il a réussi à se débarrasser de cette fausse image de Dieu, de cet enclos superstitieux. Il s’est mis à la recherche d’un Dieu vivant, d’une personne avec qui l’on peut avoir une relation. Il n’a pas, comme ses amis, tenu des discours à propos de Dieu comme l’on parle d’un objet, il a réclamé une discussion avec Dieu, il a parlé à Dieu comme on parle à quelqu’un. Ici, Marion Muller-Colard ne fait pas référence à Martin Buber, mais il me semble qu’on retrouve les mêmes intuitions, que j’aie exposées dans ces deux articles.


Mais Job a frôlé la catastrophe. En effet, il n’était pas loin de condamner le monde entier à la ruine, à l’absurdité, au non-sens et au chaos, sous prétexte que sa propre vie avait été ruinée. Il faut alors lire la réponse de Dieu à Job, réponse étonnante s’il en est. En effet, ce n’est pas une réponse et c’est une réponse. Ce n’est pas une réponse en ce que Dieu ne répond pas à la question de Job : « Pourquoi le mal me frappe-t-il ainsi, moi qui suis juste ? » Dieu n’est pas un comptable, et il ne va pas entrer dans un calcul des biens et des maux avec Job. Mais c’est tout de même une réponse, en ce que Dieu parle à Job, il lui offre ce dialogue tant réclamé. Il lui offre plus que cela d’ailleurs : il lui offre de la poésie. Et ce faisant, il détourne son attention de cette logique contractuelle pour la tourner vers autre chose.

Marion Muller-Colard refuse en effet de basculer dans l’une ou l’autre des deux réponses possibles à la question de Job : soit Dieu est bien Juge et l’on peut le justifier du mal qu’il permet (ce que tentent les théodicées classiques), soit Dieu est en réalité un « Dieu pervers », sadique, arbitraire. Ni l’un, ni l’autre, répond Marion Muller-Colard. Nous devons sortir de cette alternative mortifère, qui nous prive d’une relation vivante, de personne à personne, avec Dieu. Le bonheur et le malheur qui nous atteignent ne sont ni justes, ni injustes. La faille provoquée par la menace de la souffrance laisse entrevoir un Autre Dieu.

A l’inverse d’un certain nombre de théodicées qui sont tournées vers la fin des temps et le Dieu Juge, Marion Muller-Colard lit dans la réponse de Dieu à Job une invitation à se tourner vers le commencement des temps et le Dieu Créateur.

 

« Nombreux sont les théologiens déçus qui estiment que Dieu répond à côté. Mais n’est-ce pas précisément pour nous entraîner ailleurs que là où nos questions nous font stagner ? Elle ne dit rien de ce qu’il faut penser du mal, elle laisse vacante la réponse à cette immense question qui nous obsède, non sans raison. Elle n’est pas une explication, encore moins une justification Elle est la plus belle invitation que j’ai jamais reçue. Cette invitation à revisiter, avec le Créateur, les fondements inébranlables de la Création. » p. 103

 

Dieu décrit son action de création pendant de longs chapitres, et tout au long de cette description, une spécificité émerge : l’action de Dieu consiste à rendre le monde habitable, à le rendre habitable à la vie, envers et contre le chaos qui tente de tout engloutir. La lumière a été appelée à l’être par lui, et il a fixé des bornes aux ténèbres. La terre a été appelée à l’être par lui, et il a fixé des limites aux océans (voir par exemple Job 38 : 8-11). C’est un Dieu qui fait déborder la vie, même dans les endroits où elle semble, aux yeux des hommes, inutile (voir 38 : 25-27). C’est un Dieu qui est capable, contrairement à l’humain, de dompter le Léviathan (voir 40 : 25 et suivants), qui symbolise ici le chaos.

Ainsi, la réponse de Dieu fait signe vers le jaillissement de la vie, celui de la création, au commencement des temps, mais aussi celui de chaque année, quand le printemps revient, et celui de chaque jour, au début duquel l’aube se lève à nouveau, et enfin et surtout, celui de chaque vie qui naît et vient au monde.

 

« Pour le monde comme pour chacun, ce Dieu indifférent à nos comptabilités avait proclamé : « Que la lumière soit ! » Et la lumière s’était faite sur la terre. Elle s’était faite sur mon fils, sur chacun d’entre nous, petits êtres vulnérables témoins de l’infinie possibilité de s’extraire du chaos. D’être plutôt que de ne pas être. » p. 108

 

Dieu n’est pas dans une logique contractuelle : il est dans la logique du don. Il donne la vie, sans rien attendre en retour. Et l’homme doit apprendre à recevoir, sans penser que cela lui est dû. Ce qui est juste et bon, ce n’est pas que je sois préservé du malheur parce que j’ai fait de bonnes actions, mais c’est que la vie soit, que le monde soit, qu’il y ait quelque chose plutôt que rien. La responsabilité de l’humain est alors, conclut Marion Muller-Colard, d’œuvrer avec Dieu pour que la vie s’épanouisse, qu’elle soit protégée, et que le chaos soit contenu, circonscrit. Trop souvent malheureusement, l’histoire en témoigne, les êtres humains collaborent avec le Léviathan, avec le chaos, pour détruire la vie.


Marion Muller-Colard, L'Autre Dieu. La plainte, la menace, la grâce, Albin Michel, 2021.

  • Anne Lemétayer
  • 23 nov. 2023
  • 6 min de lecture

Dernière mise à jour : 23 févr. 2024

En 2022, Ivan Segré a publié La souveraineté adamique. Une mystique révolutionnaire (Editions Amsterdam). Dans cet ouvrage, il compare le récit de la création du monde biblique de Genèse 1 avec un autre récit de la création, plus ancien, le récit mésopotamien, et tente de répondre à cette question: le récit de la Genèse n'est-il qu'une pâle copie du mythe mésopotamien, ou bien nous dit-il quelque chose de très différent ?

Couverture du livre d'Ivan Segré La souveraineté adamique
Couverture de La souveraineté adamique

Le mythe de la création du monde mésopotamien :


Ivan Segré, philosophe et talmudiste français, aborde le récit de la Genèse en herméneute critique. Cela signifie qu'il s'attache à l'historicité des textes : à quelle époque, par qui ont-ils été écrits ? Et surtout, quels autres textes circulaient à l'époque, que les rédacteurs pouvaient connaître ? Ainsi, il considère que la Genèse répond aux mythes mésopotamiens :

Les scribes hébreux qui composèrent la Bible n'avaient pas pour interlocuteur les géomètres, physiciens ou historiens grecs, mais les scribes mésopotamiens (p. 34)

Il justifie cette affirmation par les dates de rédaction : le récit le plus ancien de la création du monde relaté en Genèse 2 est estimé au 9e-8e siècles av. J.-C. ; celui de Genèse 1 lui serait postérieur (6e-5e siècles av. J.-C.). Or, les récits mésopotamiens datent des 2e et 3e millénaires av. J.-C. Ainsi, le Poème du Supersage, ou Atrahasis, date du 18e siècle av. J.-C., il est donc plus vieux de dix siècles, soit un millénaire. On trouve, dans ce Poème, un certain nombre d'histoires qui sont peu ou prou reprises dans la Genèse, et notamment l'histoire du Déluge (qui, soit dit en passant, est aussi reprise dans l'Epopée de Gilgamesh, datant du 7e siècle av. J.-C. et déchiffré dans les années 1870).

On aurait trop vite fait, cependant, d'en conclure que les scribes hébreux se sont largement inspirés des mythes mésopotamiens, qu'ils ne feraient somme toute que reprendre. En effet, l'herméneute sait que le récit des scribes hébreux peut proposer un sens qui peut reprendre, mais également réfuter ou subvertir le sens du mythe mésopotamien. Pour savoir laquelle de ces trois possibilités est correcte, il faut d'abord avoir à l'esprit le récit mésopotamien. Ce dernier, tout comme le récit de la Genèse, est une anthropogonie, c'est-à-dire un récit de la création de l'humain.

La trame est la suivante : l'univers est au départ peuplé de dieux. Ces dieux ont des besoins corporels (manger, boire, dormir). Il leur faut donc des serviteurs qui travaillent pour eux afin qu'ils puissent consommer. Avant que l'humain ne soit créé, ce sont certains dieux de basse classe qui servent les dieux de la haute classe. Un jour, les dieux opprimés se révoltent : ils ne veulent plus travailler, ils veulent être traités sur un pied d'égalité. Les dieux supérieurs décident de créer un être fait d'argile et de sang pour travailler en vue de subvenir à leurs besoins : l'humain. Mais la multiplication des hommes et des femmes finit par compromettre la tranquillité des dieux, qui décident alors de provoquer le déluge. Cependant, il ne faut pas éradiquer l'espèce humaine, sans quoi les dieux se retrouveraient sans serviteurs. Ils sauvent donc en partie les humains et régulent ensuite leur développement.


Le récit de la Genèse :


Comparons à présent la trame du mythe mésopotamien à celle de la Genèse. Ivan Segré s'attache à analyser le texte de la Genèse comme on analyserait n'importe quel autre texte, c'est-à-dire qu'il ne procède pas comme un croyant qui recevrait une révélation, mais comme un interprète qui s'appuie sur la langue et le sens des mots pour en induire ce que les auteurs pouvaient avoir à l'esprit lorsqu'ils ont écrit le texte. Or, l'analyse de la Genèse dans sa littéralité nous raconte une histoire bien différente de celle portée par le mythe mésopotamien.

L'homme et la femme sont créés à l'image de Dieu (Genèse 1 : 26-27). Dans ce passage, le mot adam est utilisé non comme nom propre, mais comme nom commun pour désigner le genre humain. Aussitôt après, Dieu bénit l'homme et la femme en leur disant de se reproduire et de soumettre les animaux marins, terrestres et célestes (Genèse 1 : 28-29). Segré interprète ainsi le fait que la bénédiction soit liée à la soumission de l'animalité par l'humanité :

n'est-ce pas que la relation au prochain, en l'occurrence la relation de l'homme à la femme et leur relation commune au dieu, interdit les rapports de domination et de servitude, ou à tout le moins les exclut de la bénédiction originaire ? (p. 68)

Le fait que l'humain soit créé à l'image de Dieu interdit qu'un humain soumette un autre humain, ou même que Dieu soumette l'humain, comme c'était le cas dans le mythe mésopotamien. Quand cela se produit, c'est la malédiction, et non la bénédiction, qui intervient. Les êtres humains ne sont pas créés pour servir Dieu (ou des dieux), mais peuvent au contraire user de la force des animaux pour subvenir à leurs besoins (et non encore, comme ce sera le cas après la chute, subvenir à leurs besoins en mangeant les animaux).

Où l'on en conclut, soutient Ivan Segré, que le récit hébraïque ne se contente pas de s'opposer au mythe mésopotamien : il est hautement subversif, prônant l'égalité et la dignité face à l'inégalité, et la libération face à l'esclavage !

le mythe hébraïque révolutionne le mythe impérial, puisque nous sommes passés d'un mode de structuration principalement inégalitaire à un mode de structuration principalement égalitaire (p. 82)

Le monothéisme a une fonction critique par rapport au polythéisme du mythe mésopotamien : la raison d'être de l'humain n'est pas de servir ce Dieu unique, mais d'entrer en relation avec lui, ainsi qu'avec les autres humains.

La nouveauté du monothéisme, ce serait donc, en dernière analyse, la solitude du dieu, d'où procède la raison d'être de l'humain : entrer en relation avec le dieu. (p. 83)

Monothéisme ou polythéisme ?


Mais alors, pourquoi ce Dieu unique s'exprime-t-il au pluriel ? Pourquoi dit-il : "Faisons l'homme (adam) à notre image" (Genèse 1 : 26) ? Ivan Segré commence par expliquer la signification du mot adam. On peut certes y voir un lien avec le mot adamah, la poussière de la terre. Mais Ivan Segré préfère y voir un lien avec le mot dam, sang. A-dam, ce serait donc la lettre "a", la première de l'alphabet pour les Hébreux comme pour nous, nommée aleph, et dam, le sang. Et comme la valeur numérique de "a" en hébreu est 1, a-dam, c'est l'un-sang, ce qui est une façon de marquer l'unicité, la singularité de l'humanité par rapport à l'animalité.

Or, la lettre "a", l'aleph, est aussi la première lettre des dix paroles (le décalogue) prononcées par Dieu au Sinaï : "Je suis yhvh ton dieu qui t'a fait sortir du pays d'Egypte, d'une maison d'esclave" (Exode 20 : 2). La première lettre de "Je suis" est un "a", un aleph. Ivan Segré l'interprète ainsi :

Pour qu'il y ait une relation entre deux corps parlants, et non un rapport animal, il faut en effet que l'un et l'autre corps puissent affirmer, avec une égale intensité, une égale puissance, "je suis" (p. 103)

Le mot adam est donc une indication supplémentaire du caractère subversif du récit de la Genèse, par rapport au récit mésopotamien, dans lequel les dieux créent les humains pour qu'ils les servent, les traitant comme des animaux et ne les reconnaissant pas comme des personnes, des "je suis".

Quant au "faisons adam", il n'est pas la trace d'un polythéisme mal dissimulé, mais un indice supplémentaire de cette raison d'être de la création de l'humain : entrer en relation avec Dieu. Le pluriel de "faisons" nous indique que

la création de l'humain est une œuvre commune alliant le dieu et l'humain, l'homme et la femme (p. 104 et 117)

Dieu ne fait pas tout seul l'humain, mais l'humain doit participer avec Dieu à la création de l'humain : l'humain doit être acteur de son humanité. Ainsi, Adam, l'humain, est un "je suis", une personne : d'où le titre de l'ouvrage, La souveraineté adamique.


Le livre d'Ivan Segré continue d'approfondir l'étude de ce texte de la Genèse, notamment en faisant appel à la guematria, la numérologie hébraïque. Nous nous contenterons pour ce post de conclure sur cette belle idée, d'un Dieu et d'un homme et d'une femme disant "nous" pour créer une humanité dans le respect et la dignité.


Ivan Segré, La souveraineté adamique, Editions Amsterdam, 2022.

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