Cette période estivale a été pour moi l'occasion de découvrir un philosophe : Martin Buber. La lecture de son livre Je et Tu m'a passionnée, et il me semble qu'on peut en appliquer le contenu au Livre de Job.
Pour commencer, je vais présenter dans cet article Martin Buber, puis le contenu de son livre Je et Tu.
Quelques mots sur Martin Buber :
Martin Buber est un philosophe juif autrichien (comme Freud !), né à Vienne en 1878 et mort à Jérusalem en 1965. Sioniste dès 1898, il est le fondateur du magazine Der Jude (1902). En 1923, il publie Ich und Du (Je et Tu), l'une de ses œuvres les plus connues. Il devient professeur de philosophie religieuse juive en Allemagne, mais est contraint de démissionner en 1933, avec l'accession d'Hitler au pouvoir. Il décide de quitter l'Allemagne en 1938 et s'installe à Jérusalem, dans ce qui est pour quelques années encore la Palestine britannique. Il milite pour un Etat bi-national judéo-arabe. En 1946, il publie Les Chemins de l'Utopie, un ouvrage politique.
Martin Buber est un philosophe de la réciprocité, de la relation à l'autre. Il a grandement influencé les philosophes existentialistes dans leur attention portée à l'autre.
Pour comprendre en quoi l'œuvre Je et Tu peut initier une lecture (c'est-à-dire une interprétation) du Livre de Job, et donner aussi quelques pistes dans la façon de faire de la théodicée, résumons en les idées essentielles.
Le rapport Je-Cela :
Buber commence par expliquer que l'attitude de l'homme vis-à-vis du monde est double. Nous avons deux façons d'entrer en rapport avec le monde. La première est le rapport que Buber nomme Je-Cela. Il désigne par cette expression un rapport de connaissance et d'utilisation avec le monde qui nous entoure (aussi bien la nature que les êtres humains). C'est par exemple le scientifique qui étudie la nature, qui fait des expérimentations pour dégager les lois qui régissent les phénomènes, qui accumule une somme de qualités au sujet des choses. Il reste à distance du monde, il ne se pense pas lui-même comme faisant partie de ce monde, mais comme un observateur extérieur, objectif.
Nous pouvons entretenir un tel rapport avec les autres hommes également, que nous traitons alors comme des Cela. En les étudiant (sociologie, médecine, etc.) ou en les utilisant (le rapport patron-employés par exemple). Que l'on parle de la nature, des animaux ou des humains, le rapport Je-Cela nous amène à considérer des choses séparées les unes des autres, desquelles nous restons à distance, que nous pouvons manipuler, posséder, retenir, comprendre, expliquer.
Dire "cela", ou traiter quelqu'un comme un Cela, c'est se poser soi-même comme un Je qui n'est qu'un objet, une chose isolée du reste du monde, qui n'est pas concerné personnellement par ce qui l'entoure, qui n'en est pas proche.
Le rapport Je-Cela n'est pas mauvais en soi. Il a son origine dans des aptitudes humaines, celle d'expérimenter et d'utiliser, celles de classer, d'ordonner, d'expliquer, de prévoir. Une nature et une société sur lesquelles règne la causalité, que l'on peut expliquer et qui sont prévisibles, constituent pour l'humain un monde éminemment rassurant, stable, clair.
La relation Je-Tu :
L'autre possibilité réside dans la relation Je-Tu. Nous entrons en relation avec le monde qui nous entoure : la nature, les humains, et les essences spirituelles. Être en relation, c'est d'abord être interpelé par un Tu qui vient à nous, à notre rencontre. C'est ensuite répondre favorablement à cette présence en s'offrant à la relation. Alors ce Tu devient présent, totalement, dans l'entièreté de son être. Il nous fait face et agit sur nous comme nous agissons sur lui : la relation est réciprocité. Nous reconnaissons l'humain que nous nommons Tu comme une personne, nous allons tout entier à sa rencontre, et nous sommes révélés à nous-même comme personne. Nous ne sommes plus à distance, à l'extérieur, séparé, isolé. Nous avons affaire au Tu, et il a affaire à nous.
Telle est la relation qui s'établit entre l'artiste et ce qui vient frapper tout son être, demandant à être fixé dans une œuvre. Telle est la relation que nous nommons amour. Buber développe ici des pages profondes, pour montrer que l'amour ne réside pas dans des sentiments que l'on éprouverait, et qui cesserait avec l'étiolement de ces sentiments : l'amour est la relation entre un Je et un Tu. Et il cesse quand cette relation décline en un rapport entre un Je et un Cela, quand le Tu devient Cela, objet parmi les objets. Or, ceci se produit immanquablement. Chaque Tu est condamné à retomber sans cesse dans le monde des choses.
L'homme ne peut vivre sans le Cela. Mais s'il ne vit qu'avec le Cela, il n'est pas pleinement un homme.
Dieu, le Tu éternel :
Dieu est le Tu éternel. A chaque fois que nous disons Tu à un être humain résonne dans ce mot le Tu éternel. Nous sommes aussi en relation avec Dieu, une relation Je-Tu : de personne à personne. Buber nie à plusieurs reprises ces courants religieux qui nous invitent à nous effacer, à fusionner, à disparaître, à nous nier dans la divinité. La véritable relation à Dieu est une relation face à face, entre deux personnes, elle se noue entre un Je et un Tu.
Comment entrer dans une telle relation ? De la même façon qu'avec les humains. Aucune prescription, entraînement, exercice de méditation ne permettront de rencontrer Dieu. Le Tu qu'est Dieu, comme le Tu humain, se présente à nous. Il nous appartient de ne pas nous détourner, de ne pas le traiter comme un Cela, mais d'entrer en relation directement avec lui.
Traiter Dieu comme un Cela :
Le problème, comme nous l'avons dit ci-dessus, c'est que l'être humain ne peut se maintenir de façon continue dans la relation : "le Tu devient immanquablement un Cela". Dieu, le Tu éternel, peut-il aussi devenir un Cela ? Oui, répond Buber. L'être humain est poussé à réfléchir et à parler du Tu éternel comme d'un Cela. Il ramène Dieu à une chose, soit en voulant le connaître, énumérer ses attributs, le concevoir comme une somme de qualités, soit en voulant l'utiliser, le posséder, le détenir, le retenir. Il codifie par des rites, des prescriptions, son rapport à Dieu, qui devrait être une relation de personne à personne. Ainsi, Dieu devient objet de foi : la foi remplace l'acte de relation. Il devient objet de culte.
La confiance opiniâtre du lutteur qui connaît et la présence et l'absence de Dieu se transforme de plus en plus en la sécurité de l'usufruitier persuadé que rien ne peut lui arriver s'il croit à l'existence de Celui qui ne permettra pas que rien lui arrive.
Or, la révélation n'est pas un contenu, mais une présence : la présence de Dieu. Comment se maintenir dans une relation avec Dieu, alors que nous avons cette tendance naturelle à ramener le Tu à un Cela ? Il faut parvenir à se libérer de notre soif de possession : paradoxalement, accomplir la mission divine ne consiste pas à se tourner exclusivement vers Dieu comme vers un objet de désir, mais se tourner vers le monde pour y réaliser Dieu. "Réaliser Dieu dans le monde", c'est-à-dire s'ouvrir à la rencontre, à la relation avec les êtres qui nous entourent, les élever jusqu'au Tu, et non les maintenir dans un Cela.
De quelle façon la philosophie de Buber peut-elle éclairer le sens de l'histoire de Job ? La suite de cette réflexion ici !
Comments