Le Livre de Job est l'un des écrits les plus anciens où la question de la théodicée est soulevée.
Présentation :
L'objectif de ce post n'est pas de faire une analyse détaillée du Livre de Job, mais seulement de montrer en quoi on trouve dans ce livre l'une des premières exigences de théodicée, ainsi que l'une des premières tentatives de théodicée, mais aussi l'une des premières remises en question de la théodicée. Nous dirons juste, pour situer le Livre, que la plupart des commentateurs s'accordent à dire qu'il a été rédigé en deux temps. La base de cette histoire est sans doute constituée du prologue et de l'épilogue, tous deux en prose, dont la source est probablement un conte oral qui devait circuler déjà à l'époque des rois. La discussion entre Job et ses quatre amis est un ajout plus tardif, rédigé sans doute lors de l'exil à Babylone (6e siècle av. J.-C.).
Le Prologue :
Le Livre de Job s'ouvre sur une scène étonnante : les fils de Dieu se présentent devant lui, et Satan se mêle à eux. S'ensuit alors une discussion entre Dieu et Satan, dans laquelle il est question de Job, un homme très pieux qui sert fidèlement Dieu depuis des années. Dieu en fait l'éloge, mais Satan émet un soupçon : et si Job n'était fidèle que parce que Dieu le bénit ? Imaginons que Dieu retire ses bénédictions : il est certain alors que Job cessera de lui être fidèle ! Autrement dit, Satan soupçonne Job d'être dans une relation marchande avec Dieu : donnant-donnant. La fidélité de Job envers Dieu ne serait pas gratuite et désintéressée.
Ici, l'histoire prend un tournant qui déconcerte les lecteurs. Dieu, qui connaît toute chose, pourrait se contenter de répondre à Satan qu'il connaît le cœur de Job, et qu'il sait que c'est par amour que Job le sert, et non par intérêt. Mais il n'en est rien : au contraire, Dieu permet à Satan de tester son hypothèse en mettant Job à l'épreuve !
Dans une première série de catastrophes, toutes les richesses de Job lui sont retirées, ainsi que ses enfants. Mais comme la foi de Job tient bon, Dieu renouvelle sa permission à Satan : cette fois, dans une seconde série d'attaques, Satan s'en prend directement à la santé de Job.
Trois amis de Job, apprenant son malheur, viennent lui rendre visite dans l'intention de le consoler. L'état de Job est si misérable et affligeant qu'ils en sont profondément choqués et restent 7 jours sans parler. C'est Job le premier qui va briser ce silence et prendre la parole. Tour à tour, ses amis vont alors lui répondre.
Le discours de Job : une exigence de théodicée
C'est dans le discours de Job qu'on trouve une première exigence de théodicée. La question que pose Job n'est pas tellement "Si Dieu existe, pourquoi le mal ?", mais plutôt : "Pourquoi Dieu a-t-il permis que je souffre alors que je suis innocent ?". Ainsi, ce n'est pas tellement l'existence du mal qui pose problème pour Job, mais sa répartition : que le mal frappe les méchants, ce n'est que justice. Mais que le mal frappe les innocents, voilà le véritable scandale. Ainsi, la question de Job serait plutôt: "Si Dieu est juste, alors pourquoi le mal frappe les innocents ?"
Job ne pose pas la question à ses amis. Ce qui est particulièrement puissant dans le Livre de Job, c'est justement que ce dernier pose la question directement à Dieu : il exigence littéralement un procès avec Dieu, afin que ce dernier s'explique et se justifie. On est ici dans l'un des sens du mot théo-dicée : le procès intenté à Dieu, accusé d'être injuste, qui doit donc se justifier.
Citons par exemple ces passages, dans lesquels on constate clairement la volonté de Job de parler avec Dieu, que Dieu s'explique, le tout dans un échange qui est pensé comme un procès :
Je dirai à Dieu : "Ne me traite pas en coupable, fais-moi connaître tes griefs contre moi." (10 : 2 TOB)
Mais moi, c'est au Puissant que je vais parler, c'est contre Dieu que je veux me défendre. (13 : 3)
Ah ! si je savais où le trouver, j'arriverais jusqu'à son trône. J'exposerais devant lui ma cause, j'aurais la bouche pleine d'arguments. Je saurais par quels discours il me répondrait, et je comprendrais ce qu'il à me dire. La violence serait-elle sa plaidoirie ? Non ! (23 : 3-6)
La réponse des amis de Job : présentation d'une théodicée
Les trois amis de Job, ainsi qu'Elihu, vont répondre tour à tour à Job et lui exposer une théodicée. On est là dans le deuxième sens de théodicée : l'apologie de la justice divine. Ses amis vont tenter de lui démontrer que Dieu a agi de façon juste en le faisant ainsi souffrir. Ils suivent un raisonnement général qui s'applique à n'importe quelle situation de souffrance, et qui ne prend donc pas en compte la situation particulière de Job. Ce raisonnement est très simple : puisque Dieu est juste, il ne peut que répartir justement les récompenses et les châtiments. C'est la doctrine de la rétribution : aux innocents les bénédictions, aux coupables les malédictions. Ainsi, si Dieu accable Job de maux, cela signifie que Job a dû pécher. Conclusion : Job doit se repentir afin que Dieu lui pardonne, et tout redeviendra comme avant :
Vraiment, ta méchanceté est grande, il n'y a pas de limites à tes crimes. [...] Réconcilie-toi donc avec lui et fais la paix. Ainsi le bonheur te sera rendu. [...] Si tu reviens vers le Puissant, tu seras rétabli, si tu éloignes la perfidie de ta tente. (22 : 5, 21-23)
Les amis de Job sont bien conscients que Job réclame un procès à Dieu, qu'il accuse ce dernier d'agir injustement à son égard, et qu'il le somme de s'expliquer. Cela les scandalise profondément. Voici par exemple la réaction d'Elihu :
Car Dieu est bien plus que l'homme. Pourquoi lui as-tu intenté un procès, à lui qui ne rend compte d'aucun de ses actes ? (33 : 12-13)
La réponse de Job à ses amis : remise en question de la théodicée
Grâce au Prologue, le lecteur sait bien que Job est innocent, qu'il était même reconnu comme un serviteur remarquable de Dieu. Mais Job, lui, ignore tout de cette scène qui s'est jouée dans le ciel entre Dieu et Satan. Pourtant, il tient bon, reproche après reproche : il continue de clamer son innocence.
Malheur à moi si je vous donnais raison. Jusqu'à ce que j'expire, je maintiendrai mon innocence. Je tiens à ma justice et ne la lâcherai pas ! Ma conscience ne me reproche aucun de mes jours. (27 : 5-6)
Job s'appuie donc sur sa connaissance de sa propre conduite pour dénoncer la théodicée présentée par ses amis. Il met en échec la doctrine de la rétribution sur laquelle se fonde cette justification de Dieu : il arrive que les innocents soient frappés, et que les méchants nagent dans le bonheur.
Job remet aussi en question la théodicée à cause de son côté orgueilleux : ses amis peuvent bien l'accuser d'orgueil lorsqu'il réclame un procès contre Dieu, mais eux ne font pas mieux, puisqu'ils prennent la défense de Dieu. Ils parlent à la place de Dieu, au nom de Dieu, et en plus pour dire des mensonges. Job les accuse d'agir avec hypocrisie : ils veulent tellement se faire bien voir de Dieu, qu'ils préfèrent soutenir que Job a commis un péché, plutôt que d'avouer qu'ils ne comprennent pas la situation :
Est-ce au nom de Dieu que vous parlez en fourbes, en sa faveur que vous débitez des tromperies ? Est-ce son parti que vous prenez, est-ce pour Dieu que vous plaidez ? (13 : 7-8)
Enfin, Job remet en question la théodicée à cause de son manque de compassion : ses amis devraient le consoler, devraient accorder que ce qui lui arrive est incompréhensible. Au lieu de quoi ils se montrent insensibles, durs, convaincus qu'ils sont d'avoir raison.
L'homme effondré à droit à la pitié de son prochain ; sinon, il abandonnera la crainte du Puissant. Mes frères m'ont trahi comme un torrent, comme le lit des torrents qui s'enfuient. (6 : 14-15)
J'en ai entendu beaucoup sur ce ton, en fait de consolateurs, vous êtes tous désolants. (16 : 2)
Jusques à quand me tourmenterez-vous et me broierez-vous avec des mots ? Voilà dix fois que vous m'insultez. N'avez-vous pas honte de me torturer ? (19 : 2-3)
L'Epilogue :
Il y aurait beaucoup à dire sur la fin du Livre de Job : Dieu en effet va prendre la parole, et son discours a donné lieu à bien des interprétations. En tous cas, une chose est certaine : Dieu fait un reproche à Job, mais globalement il approuve son discours, tandis qu'il condamne ses trois amis :
Ma colère flambe contre toi et contre tes deux amis, parce que vous n'avez pas parlé de moi avec droiture comme l'a fait mon serviteur Job. (42 : 7)
Job avait donc bien saisi la motivation secrète de ses amis. Cependant, à un niveau philosophique, il faut bien admettre que la fin de ce Livre est décevante, puisque Dieu ne répondra pas à la question de Job : Job ne saura jamais pourquoi Dieu a permis à Satan de s'en prendre à lui.
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