Marion Muller-Colard a fait des études de théologie protestante et est docteure en théologie. Elle a exercé comme aumônier d’hôpital. Dans L’Autre Dieu, elle propose une lecture du livre de Job visant à aider celles et ceux qui souffrent à comprendre Dieu. Cette lecture l’a elle-même aidée alors qu’elle traversait une terrible épreuve : celle de voir son deuxième enfant à l’agonie deux mois après sa naissance. Que nous dit le livre de Job sur la souffrance, sur nous et sur Dieu ?
Je viens de terminer un de ces livres qui marquent une vie. Un de ses livres qui transforment durablement notre façon de voir le monde. Il s’agit d’un livre que je ne cherchais pas : je l’ai croisé au hasard d’une lecture, dans une note de bas de page (et si ! il faut lire les notes de bas de page). Je l’ai noté au bas d’une très longue liste de livres « à lire ». Et puis j’ai eu l’occasion, finalement, de l’acheter assez rapidement. Et il n’était pas si épais que ça (seulement 132 pages !). Et j’avais un peu de temps libre. Je l’ai lu en quelques heures. Il s’agit du livre de Marion Muller-Colard, L’Autre Dieu, paru pour la première fois en 2014, et réédité par Albin Michel en 2021.
Quand nos enclos de sécurité volent en éclats :
Marion Muller-Colard commence par remarquer que la plainte de Job ne surgit pas au moment où on s’y attendrait. Job perd tous ses biens et ses enfants, et ne se plaint pas. Job perd la santé, et ne se plaint pas. Ses amis arrivent chez lui, mais ils gardent tous ensemble le silence pendant 7 jours. Et tout à coup, la plainte s’élève. Qu’est-ce qui provoque la plainte ? Est-ce le cumul ? Le contre-coup ? Pour Marion Muller-Colard, la plainte est suscitée lorsqu’on réalise l’effroyable vérité que la menace de la souffrance et du mal dévoilent. Cette menace crée une faille, une fissure dans notre petit système de pensée rassurant. La souffrance et le mal qui s’abattent sur nous, sur nos proches, font voler en éclats nos enclos de sécurité.
« Est-ce pour rien que Job craint Dieu ? Ne l’as-tu pas protégé d’un enclos, lui, sa maison et tout ce qu’il possède ? » Job 1 : 10
Job est entouré d’un enclos, qui le protège de tout mal. Cet enclos, dans nos vies, prend la forme d’un système de pensée, d’une certaine relation que nous pensons avoir avec Dieu, avec une certaine image de Dieu. Comme Job, nous sommes nombreux à entretenir une relation contractuelle avec Dieu : nous pensons, conformément au système rétributif, que Dieu est un comptable qui rend le bien pour le bien et le mal pour le mal. Si donc nous faisons le bien, alors le mal ne nous atteindra pas. Nous vivons tous avec ce genre de postulat, c’est-à-dire avec cette idée que nous tenons pour vraie sans prendre la peine de la démontrer. Mais que la souffrance et le malheur atteignent nos vies, et l’expérience vécue fait voler en éclats ce postulat, ce système de pensée.
« Pour Job, le contrat dont la rupture brutale engendra la plainte était explicite : il reposait sur le système rétributif. Les règles en étaient claires : Dieu rendait le bien pour le bien, et le mal pour le mal. Job était un homme intègre et droit qui craignait Dieu et s’écartait du mal. En conséquence, selon le contrat établi, le mal s’écartait de lui. » p. 48
Inutile d’ailleurs d’être croyant, juif, chrétien ou musulman, pour entretenir ce genre de postulat. Comme je l’ai dit, Marion Muller-Colard a fait l’expérience de la souffrance : son fils de deux mois a été atteint par un virus respiratoire. Il a été placé de longues semaines sous respirateur artificiel, sous morphine, et son pronostic vital était engagé. Il s’est rétabli, mais à l’âge de ses 18 mois, il a eu une infection urinaire. Aux urgences, le médecin qui les a reçus était sceptique : cet enfant était si jeune, et il avait déjà été atteint par une malchance incroyable, alors il était impossible que sa santé soit à nouveau menacée ! Inutile de croire en un Dieu tout puissant pour adhérer à un système de justice immanente.
L’idée qu’il y a un nombre précis de malheurs qui peuvent atteindre une personne, l’idée qu’on a déjà assez souffert et qu’une autre souffrance ne peut donc s’ajouter, l’idée que Dieu ne permet pas à ceux qui font le bien de souffrir, l’idée que nos souffrances seront compensées par un bonheur sur cette terre ou dans le ciel ; tous ces postulats sont des systèmes de pensée, des enclos, qui nous rassurent. Ce sont des systèmes de justice, qu’elle soit immanente (terrestre) ou transcendante (venant de Dieu). Quand quelqu’un s’écrit : « Mais qu’est-ce que j’ai fait (au Bon Dieu) pour mériter cela ? », cette exclamation trahit une logique contractuelle comptable.
Plainte ou défense ?
Quand la menace fait irruption dans nos vies, quand la maladie, la mort, le handicap, le deuil, la souffrance, frappent, il y a deux réactions possibles. La première est celle de Job : la plainte. La plainte reconnaît la menace, la plainte reconnaît qu’aucune vie, aussi juste, intègre soit-elle, n’est à l’abri du malheur. La plainte reconnaît que l’enclos n’était pas réel, que c’était une construction religieuse, superstitieuse. La plainte reconnaît qu’il n’y a aucun enclos pour nous protéger.
La seconde réaction est de se cacher derrière un système de justice. Ce système nous sert de défense pour supporter la menace, éviter de l’accepter, maintenir envers et malgré tout l’enclos rassurant. Cette réaction est celle des amis de Job :
« Contraints d’admettre que le mal s’abat sur Job, ils préfèrent ruiner leur ami que ruiner leur système. Il n’y a pas de problème de la souffrance du juste, puisque aucun être – pas même Job – ne peut se prétendre juste. » p. 81
La justification du Créateur
Qui a tort, qui a raison ? La fin du livre de Job laisse clairement entendre que les amis de Job ont tort, car ils ont mal parlé de Dieu. Mais il n’est pas certain non plus que Job ait raison. Disons que Job a pris le bon chemin, mais a frôlé la catastrophe. Job a réussi, au contraire de ses amis, à se débarrasser de cette relation contractuelle avec un Dieu comptable, il a réussi à se débarrasser de cette fausse image de Dieu, de cet enclos superstitieux. Il s’est mis à la recherche d’un Dieu vivant, d’une personne avec qui l’on peut avoir une relation. Il n’a pas, comme ses amis, tenu des discours à propos de Dieu comme l’on parle d’un objet, il a réclamé une discussion avec Dieu, il a parlé à Dieu comme on parle à quelqu’un. Ici, Marion Muller-Colard ne fait pas référence à Martin Buber, mais il me semble qu’on retrouve les mêmes intuitions, que j’aie exposées dans ces deux articles.
Mais Job a frôlé la catastrophe. En effet, il n’était pas loin de condamner le monde entier à la ruine, à l’absurdité, au non-sens et au chaos, sous prétexte que sa propre vie avait été ruinée. Il faut alors lire la réponse de Dieu à Job, réponse étonnante s’il en est. En effet, ce n’est pas une réponse et c’est une réponse. Ce n’est pas une réponse en ce que Dieu ne répond pas à la question de Job : « Pourquoi le mal me frappe-t-il ainsi, moi qui suis juste ? » Dieu n’est pas un comptable, et il ne va pas entrer dans un calcul des biens et des maux avec Job. Mais c’est tout de même une réponse, en ce que Dieu parle à Job, il lui offre ce dialogue tant réclamé. Il lui offre plus que cela d’ailleurs : il lui offre de la poésie. Et ce faisant, il détourne son attention de cette logique contractuelle pour la tourner vers autre chose.
Marion Muller-Colard refuse en effet de basculer dans l’une ou l’autre des deux réponses possibles à la question de Job : soit Dieu est bien Juge et l’on peut le justifier du mal qu’il permet (ce que tentent les théodicées classiques), soit Dieu est en réalité un « Dieu pervers », sadique, arbitraire. Ni l’un, ni l’autre, répond Marion Muller-Colard. Nous devons sortir de cette alternative mortifère, qui nous prive d’une relation vivante, de personne à personne, avec Dieu. Le bonheur et le malheur qui nous atteignent ne sont ni justes, ni injustes. La faille provoquée par la menace de la souffrance laisse entrevoir un Autre Dieu.
A l’inverse d’un certain nombre de théodicées qui sont tournées vers la fin des temps et le Dieu Juge, Marion Muller-Colard lit dans la réponse de Dieu à Job une invitation à se tourner vers le commencement des temps et le Dieu Créateur.
« Nombreux sont les théologiens déçus qui estiment que Dieu répond à côté. Mais n’est-ce pas précisément pour nous entraîner ailleurs que là où nos questions nous font stagner ? Elle ne dit rien de ce qu’il faut penser du mal, elle laisse vacante la réponse à cette immense question qui nous obsède, non sans raison. Elle n’est pas une explication, encore moins une justification Elle est la plus belle invitation que j’ai jamais reçue. Cette invitation à revisiter, avec le Créateur, les fondements inébranlables de la Création. » p. 103
Dieu décrit son action de création pendant de longs chapitres, et tout au long de cette description, une spécificité émerge : l’action de Dieu consiste à rendre le monde habitable, à le rendre habitable à la vie, envers et contre le chaos qui tente de tout engloutir. La lumière a été appelée à l’être par lui, et il a fixé des bornes aux ténèbres. La terre a été appelée à l’être par lui, et il a fixé des limites aux océans (voir par exemple Job 38 : 8-11). C’est un Dieu qui fait déborder la vie, même dans les endroits où elle semble, aux yeux des hommes, inutile (voir 38 : 25-27). C’est un Dieu qui est capable, contrairement à l’humain, de dompter le Léviathan (voir 40 : 25 et suivants), qui symbolise ici le chaos.
Ainsi, la réponse de Dieu fait signe vers le jaillissement de la vie, celui de la création, au commencement des temps, mais aussi celui de chaque année, quand le printemps revient, et celui de chaque jour, au début duquel l’aube se lève à nouveau, et enfin et surtout, celui de chaque vie qui naît et vient au monde.
« Pour le monde comme pour chacun, ce Dieu indifférent à nos comptabilités avait proclamé : « Que la lumière soit ! » Et la lumière s’était faite sur la terre. Elle s’était faite sur mon fils, sur chacun d’entre nous, petits êtres vulnérables témoins de l’infinie possibilité de s’extraire du chaos. D’être plutôt que de ne pas être. » p. 108
Dieu n’est pas dans une logique contractuelle : il est dans la logique du don. Il donne la vie, sans rien attendre en retour. Et l’homme doit apprendre à recevoir, sans penser que cela lui est dû. Ce qui est juste et bon, ce n’est pas que je sois préservé du malheur parce que j’ai fait de bonnes actions, mais c’est que la vie soit, que le monde soit, qu’il y ait quelque chose plutôt que rien. La responsabilité de l’humain est alors, conclut Marion Muller-Colard, d’œuvrer avec Dieu pour que la vie s’épanouisse, qu’elle soit protégée, et que le chaos soit contenu, circonscrit. Trop souvent malheureusement, l’histoire en témoigne, les êtres humains collaborent avec le Léviathan, avec le chaos, pour détruire la vie.
Marion Muller-Colard, L'Autre Dieu. La plainte, la menace, la grâce, Albin Michel, 2021.