top of page

Blog de recherche

Anne Lemétayer

Marion Muller-Colard a fait des études de théologie protestante et est docteure en théologie. Elle a exercé comme aumônier d’hôpital. Dans L’Autre Dieu, elle propose une lecture du livre de Job visant à aider celles et ceux qui souffrent à comprendre Dieu. Cette lecture l’a elle-même aidée alors qu’elle traversait une terrible épreuve : celle de voir son deuxième enfant à l’agonie deux mois après sa naissance. Que nous dit le livre de Job sur la souffrance, sur nous et sur Dieu ?



L'Arbre de Vie, couverture du livre L'Autre Dieu
L'Autre Dieu

Je viens de terminer un de ces livres qui marquent une vie. Un de ses livres qui transforment durablement notre façon de voir le monde. Il s’agit d’un livre que je ne cherchais pas : je l’ai croisé au hasard d’une lecture, dans une note de bas de page (et si ! il faut lire les notes de bas de page). Je l’ai noté au bas d’une très longue liste de livres « à lire ». Et puis j’ai eu l’occasion, finalement, de l’acheter assez rapidement. Et il n’était pas si épais que ça (seulement 132 pages !). Et j’avais un peu de temps libre. Je l’ai lu en quelques heures. Il s’agit du livre de Marion Muller-Colard, L’Autre Dieu, paru pour la première fois en 2014, et réédité par Albin Michel en 2021.


 

Quand nos enclos de sécurité volent en éclats :


Marion Muller-Colard commence par remarquer que la plainte de Job ne surgit pas au moment où on s’y attendrait. Job perd tous ses biens et ses enfants, et ne se plaint pas. Job perd la santé, et ne se plaint pas. Ses amis arrivent chez lui, mais ils gardent tous ensemble le silence pendant 7 jours. Et tout à coup, la plainte s’élève. Qu’est-ce qui provoque la plainte ? Est-ce le cumul ? Le contre-coup ? Pour Marion Muller-Colard, la plainte est suscitée lorsqu’on réalise l’effroyable vérité que la menace de la souffrance et du mal dévoilent. Cette menace crée une faille, une fissure dans notre petit système de pensée rassurant. La souffrance et le mal qui s’abattent sur nous, sur nos proches, font voler en éclats nos enclos de sécurité.

 

« Est-ce pour rien que Job craint Dieu ? Ne l’as-tu pas protégé d’un enclos, lui, sa maison et tout ce qu’il possède ? » Job 1 : 10

 

Job est entouré d’un enclos, qui le protège de tout mal. Cet enclos, dans nos vies, prend la forme d’un système de pensée, d’une certaine relation que nous pensons avoir avec Dieu, avec une certaine image de Dieu. Comme Job, nous sommes nombreux à entretenir une relation contractuelle avec Dieu : nous pensons, conformément au système rétributif, que Dieu est un comptable qui rend le bien pour le bien et le mal pour le mal. Si donc nous faisons le bien, alors le mal ne nous atteindra pas. Nous vivons tous avec ce genre de postulat, c’est-à-dire avec cette idée que nous tenons pour vraie sans prendre la peine de la démontrer. Mais que la souffrance et le malheur atteignent nos vies, et l’expérience vécue fait voler en éclats ce postulat, ce système de pensée.

 

« Pour Job, le contrat dont la rupture brutale engendra la plainte était explicite : il reposait sur le système rétributif. Les règles en étaient claires : Dieu rendait le bien pour le bien, et le mal pour le mal. Job était un homme intègre et droit qui craignait Dieu et s’écartait du mal. En conséquence, selon le contrat établi, le mal s’écartait de lui. » p. 48

 

Inutile d’ailleurs d’être croyant, juif, chrétien ou musulman, pour entretenir ce genre de postulat. Comme je l’ai dit, Marion Muller-Colard a fait l’expérience de la souffrance : son fils de deux mois a été atteint par un virus respiratoire. Il a été placé de longues semaines sous respirateur artificiel, sous morphine, et son pronostic vital était engagé. Il s’est rétabli, mais à l’âge de ses 18 mois, il a eu une infection urinaire. Aux urgences, le médecin qui les a reçus était sceptique : cet enfant était si jeune, et il avait déjà été atteint par une malchance incroyable, alors il était impossible que sa santé soit à nouveau menacée ! Inutile de croire en un Dieu tout puissant pour adhérer à un système de justice immanente.

L’idée qu’il y a un nombre précis de malheurs qui peuvent atteindre une personne, l’idée qu’on a déjà assez souffert et qu’une autre souffrance ne peut donc s’ajouter, l’idée que Dieu ne permet pas à ceux qui font le bien de souffrir, l’idée que nos souffrances seront compensées par un bonheur sur cette terre ou dans le ciel ; tous ces postulats sont des systèmes de pensée, des enclos, qui nous rassurent. Ce sont des systèmes de justice, qu’elle soit immanente (terrestre) ou transcendante (venant de Dieu). Quand quelqu’un s’écrit : « Mais qu’est-ce que j’ai fait (au Bon Dieu) pour mériter cela ? », cette exclamation trahit une logique contractuelle comptable.

 

Plainte ou défense ?


Quand la menace fait irruption dans nos vies, quand la maladie, la mort, le handicap, le deuil, la souffrance, frappent, il y a deux réactions possibles. La première est celle de Job : la plainte. La plainte reconnaît la menace, la plainte reconnaît qu’aucune vie, aussi juste, intègre soit-elle, n’est à l’abri du malheur. La plainte reconnaît que l’enclos n’était pas réel, que c’était une construction religieuse, superstitieuse. La plainte reconnaît qu’il n’y a aucun enclos pour nous protéger.

La seconde réaction est de se cacher derrière un système de justice. Ce système nous sert de défense pour supporter la menace, éviter de l’accepter, maintenir envers et malgré tout l’enclos rassurant. Cette réaction est celle des amis de Job :

 

« Contraints d’admettre que le mal s’abat sur Job, ils préfèrent ruiner leur ami que ruiner leur système. Il n’y a pas de problème de la souffrance du juste, puisque aucun être – pas même Job – ne peut se prétendre juste. » p. 81

 

La justification du Créateur


Qui a tort, qui a raison ? La fin du livre de Job laisse clairement entendre que les amis de Job ont tort, car ils ont mal parlé de Dieu. Mais il n’est pas certain non plus que Job ait raison. Disons que Job a pris le bon chemin, mais a frôlé la catastrophe. Job a réussi, au contraire de ses amis, à se débarrasser de cette relation contractuelle avec un Dieu comptable, il a réussi à se débarrasser de cette fausse image de Dieu, de cet enclos superstitieux. Il s’est mis à la recherche d’un Dieu vivant, d’une personne avec qui l’on peut avoir une relation. Il n’a pas, comme ses amis, tenu des discours à propos de Dieu comme l’on parle d’un objet, il a réclamé une discussion avec Dieu, il a parlé à Dieu comme on parle à quelqu’un. Ici, Marion Muller-Colard ne fait pas référence à Martin Buber, mais il me semble qu’on retrouve les mêmes intuitions, que j’aie exposées dans ces deux articles.


Mais Job a frôlé la catastrophe. En effet, il n’était pas loin de condamner le monde entier à la ruine, à l’absurdité, au non-sens et au chaos, sous prétexte que sa propre vie avait été ruinée. Il faut alors lire la réponse de Dieu à Job, réponse étonnante s’il en est. En effet, ce n’est pas une réponse et c’est une réponse. Ce n’est pas une réponse en ce que Dieu ne répond pas à la question de Job : « Pourquoi le mal me frappe-t-il ainsi, moi qui suis juste ? » Dieu n’est pas un comptable, et il ne va pas entrer dans un calcul des biens et des maux avec Job. Mais c’est tout de même une réponse, en ce que Dieu parle à Job, il lui offre ce dialogue tant réclamé. Il lui offre plus que cela d’ailleurs : il lui offre de la poésie. Et ce faisant, il détourne son attention de cette logique contractuelle pour la tourner vers autre chose.

Marion Muller-Colard refuse en effet de basculer dans l’une ou l’autre des deux réponses possibles à la question de Job : soit Dieu est bien Juge et l’on peut le justifier du mal qu’il permet (ce que tentent les théodicées classiques), soit Dieu est en réalité un « Dieu pervers », sadique, arbitraire. Ni l’un, ni l’autre, répond Marion Muller-Colard. Nous devons sortir de cette alternative mortifère, qui nous prive d’une relation vivante, de personne à personne, avec Dieu. Le bonheur et le malheur qui nous atteignent ne sont ni justes, ni injustes. La faille provoquée par la menace de la souffrance laisse entrevoir un Autre Dieu.

A l’inverse d’un certain nombre de théodicées qui sont tournées vers la fin des temps et le Dieu Juge, Marion Muller-Colard lit dans la réponse de Dieu à Job une invitation à se tourner vers le commencement des temps et le Dieu Créateur.

 

« Nombreux sont les théologiens déçus qui estiment que Dieu répond à côté. Mais n’est-ce pas précisément pour nous entraîner ailleurs que là où nos questions nous font stagner ? Elle ne dit rien de ce qu’il faut penser du mal, elle laisse vacante la réponse à cette immense question qui nous obsède, non sans raison. Elle n’est pas une explication, encore moins une justification Elle est la plus belle invitation que j’ai jamais reçue. Cette invitation à revisiter, avec le Créateur, les fondements inébranlables de la Création. » p. 103

 

Dieu décrit son action de création pendant de longs chapitres, et tout au long de cette description, une spécificité émerge : l’action de Dieu consiste à rendre le monde habitable, à le rendre habitable à la vie, envers et contre le chaos qui tente de tout engloutir. La lumière a été appelée à l’être par lui, et il a fixé des bornes aux ténèbres. La terre a été appelée à l’être par lui, et il a fixé des limites aux océans (voir par exemple Job 38 : 8-11). C’est un Dieu qui fait déborder la vie, même dans les endroits où elle semble, aux yeux des hommes, inutile (voir 38 : 25-27). C’est un Dieu qui est capable, contrairement à l’humain, de dompter le Léviathan (voir 40 : 25 et suivants), qui symbolise ici le chaos.

Ainsi, la réponse de Dieu fait signe vers le jaillissement de la vie, celui de la création, au commencement des temps, mais aussi celui de chaque année, quand le printemps revient, et celui de chaque jour, au début duquel l’aube se lève à nouveau, et enfin et surtout, celui de chaque vie qui naît et vient au monde.

 

« Pour le monde comme pour chacun, ce Dieu indifférent à nos comptabilités avait proclamé : « Que la lumière soit ! » Et la lumière s’était faite sur la terre. Elle s’était faite sur mon fils, sur chacun d’entre nous, petits êtres vulnérables témoins de l’infinie possibilité de s’extraire du chaos. D’être plutôt que de ne pas être. » p. 108

 

Dieu n’est pas dans une logique contractuelle : il est dans la logique du don. Il donne la vie, sans rien attendre en retour. Et l’homme doit apprendre à recevoir, sans penser que cela lui est dû. Ce qui est juste et bon, ce n’est pas que je sois préservé du malheur parce que j’ai fait de bonnes actions, mais c’est que la vie soit, que le monde soit, qu’il y ait quelque chose plutôt que rien. La responsabilité de l’humain est alors, conclut Marion Muller-Colard, d’œuvrer avec Dieu pour que la vie s’épanouisse, qu’elle soit protégée, et que le chaos soit contenu, circonscrit. Trop souvent malheureusement, l’histoire en témoigne, les êtres humains collaborent avec le Léviathan, avec le chaos, pour détruire la vie.


Marion Muller-Colard, L'Autre Dieu. La plainte, la menace, la grâce, Albin Michel, 2021.

Anne Lemétayer

Dernière mise à jour : 23 févr.

En 2022, Ivan Segré a publié La souveraineté adamique. Une mystique révolutionnaire (Editions Amsterdam). Dans cet ouvrage, il compare le récit de la création du monde biblique de Genèse 1 avec un autre récit de la création, plus ancien, le récit mésopotamien, et tente de répondre à cette question: le récit de la Genèse n'est-il qu'une pâle copie du mythe mésopotamien, ou bien nous dit-il quelque chose de très différent ?

Couverture du livre d'Ivan Segré La souveraineté adamique
Couverture de La souveraineté adamique

Le mythe de la création du monde mésopotamien :


Ivan Segré, philosophe et talmudiste français, aborde le récit de la Genèse en herméneute critique. Cela signifie qu'il s'attache à l'historicité des textes : à quelle époque, par qui ont-ils été écrits ? Et surtout, quels autres textes circulaient à l'époque, que les rédacteurs pouvaient connaître ? Ainsi, il considère que la Genèse répond aux mythes mésopotamiens :

Les scribes hébreux qui composèrent la Bible n'avaient pas pour interlocuteur les géomètres, physiciens ou historiens grecs, mais les scribes mésopotamiens (p. 34)

Il justifie cette affirmation par les dates de rédaction : le récit le plus ancien de la création du monde relaté en Genèse 2 est estimé au 9e-8e siècles av. J.-C. ; celui de Genèse 1 lui serait postérieur (6e-5e siècles av. J.-C.). Or, les récits mésopotamiens datent des 2e et 3e millénaires av. J.-C. Ainsi, le Poème du Supersage, ou Atrahasis, date du 18e siècle av. J.-C., il est donc plus vieux de dix siècles, soit un millénaire. On trouve, dans ce Poème, un certain nombre d'histoires qui sont peu ou prou reprises dans la Genèse, et notamment l'histoire du Déluge (qui, soit dit en passant, est aussi reprise dans l'Epopée de Gilgamesh, datant du 7e siècle av. J.-C. et déchiffré dans les années 1870).

On aurait trop vite fait, cependant, d'en conclure que les scribes hébreux se sont largement inspirés des mythes mésopotamiens, qu'ils ne feraient somme toute que reprendre. En effet, l'herméneute sait que le récit des scribes hébreux peut proposer un sens qui peut reprendre, mais également réfuter ou subvertir le sens du mythe mésopotamien. Pour savoir laquelle de ces trois possibilités est correcte, il faut d'abord avoir à l'esprit le récit mésopotamien. Ce dernier, tout comme le récit de la Genèse, est une anthropogonie, c'est-à-dire un récit de la création de l'humain.

La trame est la suivante : l'univers est au départ peuplé de dieux. Ces dieux ont des besoins corporels (manger, boire, dormir). Il leur faut donc des serviteurs qui travaillent pour eux afin qu'ils puissent consommer. Avant que l'humain ne soit créé, ce sont certains dieux de basse classe qui servent les dieux de la haute classe. Un jour, les dieux opprimés se révoltent : ils ne veulent plus travailler, ils veulent être traités sur un pied d'égalité. Les dieux supérieurs décident de créer un être fait d'argile et de sang pour travailler en vue de subvenir à leurs besoins : l'humain. Mais la multiplication des hommes et des femmes finit par compromettre la tranquillité des dieux, qui décident alors de provoquer le déluge. Cependant, il ne faut pas éradiquer l'espèce humaine, sans quoi les dieux se retrouveraient sans serviteurs. Ils sauvent donc en partie les humains et régulent ensuite leur développement.


Le récit de la Genèse :


Comparons à présent la trame du mythe mésopotamien à celle de la Genèse. Ivan Segré s'attache à analyser le texte de la Genèse comme on analyserait n'importe quel autre texte, c'est-à-dire qu'il ne procède pas comme un croyant qui recevrait une révélation, mais comme un interprète qui s'appuie sur la langue et le sens des mots pour en induire ce que les auteurs pouvaient avoir à l'esprit lorsqu'ils ont écrit le texte. Or, l'analyse de la Genèse dans sa littéralité nous raconte une histoire bien différente de celle portée par le mythe mésopotamien.

L'homme et la femme sont créés à l'image de Dieu (Genèse 1 : 26-27). Dans ce passage, le mot adam est utilisé non comme nom propre, mais comme nom commun pour désigner le genre humain. Aussitôt après, Dieu bénit l'homme et la femme en leur disant de se reproduire et de soumettre les animaux marins, terrestres et célestes (Genèse 1 : 28-29). Segré interprète ainsi le fait que la bénédiction soit liée à la soumission de l'animalité par l'humanité :

n'est-ce pas que la relation au prochain, en l'occurrence la relation de l'homme à la femme et leur relation commune au dieu, interdit les rapports de domination et de servitude, ou à tout le moins les exclut de la bénédiction originaire ? (p. 68)

Le fait que l'humain soit créé à l'image de Dieu interdit qu'un humain soumette un autre humain, ou même que Dieu soumette l'humain, comme c'était le cas dans le mythe mésopotamien. Quand cela se produit, c'est la malédiction, et non la bénédiction, qui intervient. Les êtres humains ne sont pas créés pour servir Dieu (ou des dieux), mais peuvent au contraire user de la force des animaux pour subvenir à leurs besoins (et non encore, comme ce sera le cas après la chute, subvenir à leurs besoins en mangeant les animaux).

Où l'on en conclut, soutient Ivan Segré, que le récit hébraïque ne se contente pas de s'opposer au mythe mésopotamien : il est hautement subversif, prônant l'égalité et la dignité face à l'inégalité, et la libération face à l'esclavage !

le mythe hébraïque révolutionne le mythe impérial, puisque nous sommes passés d'un mode de structuration principalement inégalitaire à un mode de structuration principalement égalitaire (p. 82)

Le monothéisme a une fonction critique par rapport au polythéisme du mythe mésopotamien : la raison d'être de l'humain n'est pas de servir ce Dieu unique, mais d'entrer en relation avec lui, ainsi qu'avec les autres humains.

La nouveauté du monothéisme, ce serait donc, en dernière analyse, la solitude du dieu, d'où procède la raison d'être de l'humain : entrer en relation avec le dieu. (p. 83)

Monothéisme ou polythéisme ?


Mais alors, pourquoi ce Dieu unique s'exprime-t-il au pluriel ? Pourquoi dit-il : "Faisons l'homme (adam) à notre image" (Genèse 1 : 26) ? Ivan Segré commence par expliquer la signification du mot adam. On peut certes y voir un lien avec le mot adamah, la poussière de la terre. Mais Ivan Segré préfère y voir un lien avec le mot dam, sang. A-dam, ce serait donc la lettre "a", la première de l'alphabet pour les Hébreux comme pour nous, nommée aleph, et dam, le sang. Et comme la valeur numérique de "a" en hébreu est 1, a-dam, c'est l'un-sang, ce qui est une façon de marquer l'unicité, la singularité de l'humanité par rapport à l'animalité.

Or, la lettre "a", l'aleph, est aussi la première lettre des dix paroles (le décalogue) prononcées par Dieu au Sinaï : "Je suis yhvh ton dieu qui t'a fait sortir du pays d'Egypte, d'une maison d'esclave" (Exode 20 : 2). La première lettre de "Je suis" est un "a", un aleph. Ivan Segré l'interprète ainsi :

Pour qu'il y ait une relation entre deux corps parlants, et non un rapport animal, il faut en effet que l'un et l'autre corps puissent affirmer, avec une égale intensité, une égale puissance, "je suis" (p. 103)

Le mot adam est donc une indication supplémentaire du caractère subversif du récit de la Genèse, par rapport au récit mésopotamien, dans lequel les dieux créent les humains pour qu'ils les servent, les traitant comme des animaux et ne les reconnaissant pas comme des personnes, des "je suis".

Quant au "faisons adam", il n'est pas la trace d'un polythéisme mal dissimulé, mais un indice supplémentaire de cette raison d'être de la création de l'humain : entrer en relation avec Dieu. Le pluriel de "faisons" nous indique que

la création de l'humain est une œuvre commune alliant le dieu et l'humain, l'homme et la femme (p. 104 et 117)

Dieu ne fait pas tout seul l'humain, mais l'humain doit participer avec Dieu à la création de l'humain : l'humain doit être acteur de son humanité. Ainsi, Adam, l'humain, est un "je suis", une personne : d'où le titre de l'ouvrage, La souveraineté adamique.


Le livre d'Ivan Segré continue d'approfondir l'étude de ce texte de la Genèse, notamment en faisant appel à la guematria, la numérologie hébraïque. Nous nous contenterons pour ce post de conclure sur cette belle idée, d'un Dieu et d'un homme et d'une femme disant "nous" pour créer une humanité dans le respect et la dignité.


Ivan Segré, La souveraineté adamique, Editions Amsterdam, 2022.

Anne Lemétayer

Cette période estivale a été pour moi l'occasion de découvrir un philosophe : Martin Buber. La lecture de son livre Je et Tu m'a passionnée, et il me semble qu'on peut en appliquer le contenu au Livre de Job.



Pour commencer, je vais présenter dans cet article Martin Buber, puis le contenu de son livre Je et Tu.


Quelques mots sur Martin Buber :


Martin Buber est un philosophe juif autrichien (comme Freud !), né à Vienne en 1878 et mort à Jérusalem en 1965. Sioniste dès 1898, il est le fondateur du magazine Der Jude (1902). En 1923, il publie Ich und Du (Je et Tu), l'une de ses œuvres les plus connues. Il devient professeur de philosophie religieuse juive en Allemagne, mais est contraint de démissionner en 1933, avec l'accession d'Hitler au pouvoir. Il décide de quitter l'Allemagne en 1938 et s'installe à Jérusalem, dans ce qui est pour quelques années encore la Palestine britannique. Il milite pour un Etat bi-national judéo-arabe. En 1946, il publie Les Chemins de l'Utopie, un ouvrage politique.

Martin Buber est un philosophe de la réciprocité, de la relation à l'autre. Il a grandement influencé les philosophes existentialistes dans leur attention portée à l'autre.


Pour comprendre en quoi l'œuvre Je et Tu peut initier une lecture (c'est-à-dire une interprétation) du Livre de Job, et donner aussi quelques pistes dans la façon de faire de la théodicée, résumons en les idées essentielles.


Le rapport Je-Cela :


Buber commence par expliquer que l'attitude de l'homme vis-à-vis du monde est double. Nous avons deux façons d'entrer en rapport avec le monde. La première est le rapport que Buber nomme Je-Cela. Il désigne par cette expression un rapport de connaissance et d'utilisation avec le monde qui nous entoure (aussi bien la nature que les êtres humains). C'est par exemple le scientifique qui étudie la nature, qui fait des expérimentations pour dégager les lois qui régissent les phénomènes, qui accumule une somme de qualités au sujet des choses. Il reste à distance du monde, il ne se pense pas lui-même comme faisant partie de ce monde, mais comme un observateur extérieur, objectif.

Nous pouvons entretenir un tel rapport avec les autres hommes également, que nous traitons alors comme des Cela. En les étudiant (sociologie, médecine, etc.) ou en les utilisant (le rapport patron-employés par exemple). Que l'on parle de la nature, des animaux ou des humains, le rapport Je-Cela nous amène à considérer des choses séparées les unes des autres, desquelles nous restons à distance, que nous pouvons manipuler, posséder, retenir, comprendre, expliquer.

Dire "cela", ou traiter quelqu'un comme un Cela, c'est se poser soi-même comme un Je qui n'est qu'un objet, une chose isolée du reste du monde, qui n'est pas concerné personnellement par ce qui l'entoure, qui n'en est pas proche.

Le rapport Je-Cela n'est pas mauvais en soi. Il a son origine dans des aptitudes humaines, celle d'expérimenter et d'utiliser, celles de classer, d'ordonner, d'expliquer, de prévoir. Une nature et une société sur lesquelles règne la causalité, que l'on peut expliquer et qui sont prévisibles, constituent pour l'humain un monde éminemment rassurant, stable, clair.


La relation Je-Tu :


L'autre possibilité réside dans la relation Je-Tu. Nous entrons en relation avec le monde qui nous entoure : la nature, les humains, et les essences spirituelles. Être en relation, c'est d'abord être interpelé par un Tu qui vient à nous, à notre rencontre. C'est ensuite répondre favorablement à cette présence en s'offrant à la relation. Alors ce Tu devient présent, totalement, dans l'entièreté de son être. Il nous fait face et agit sur nous comme nous agissons sur lui : la relation est réciprocité. Nous reconnaissons l'humain que nous nommons Tu comme une personne, nous allons tout entier à sa rencontre, et nous sommes révélés à nous-même comme personne. Nous ne sommes plus à distance, à l'extérieur, séparé, isolé. Nous avons affaire au Tu, et il a affaire à nous.

Telle est la relation qui s'établit entre l'artiste et ce qui vient frapper tout son être, demandant à être fixé dans une œuvre. Telle est la relation que nous nommons amour. Buber développe ici des pages profondes, pour montrer que l'amour ne réside pas dans des sentiments que l'on éprouverait, et qui cesserait avec l'étiolement de ces sentiments : l'amour est la relation entre un Je et un Tu. Et il cesse quand cette relation décline en un rapport entre un Je et un Cela, quand le Tu devient Cela, objet parmi les objets. Or, ceci se produit immanquablement. Chaque Tu est condamné à retomber sans cesse dans le monde des choses.


L'homme ne peut vivre sans le Cela. Mais s'il ne vit qu'avec le Cela, il n'est pas pleinement un homme.

Dieu, le Tu éternel :


Dieu est le Tu éternel. A chaque fois que nous disons Tu à un être humain résonne dans ce mot le Tu éternel. Nous sommes aussi en relation avec Dieu, une relation Je-Tu : de personne à personne. Buber nie à plusieurs reprises ces courants religieux qui nous invitent à nous effacer, à fusionner, à disparaître, à nous nier dans la divinité. La véritable relation à Dieu est une relation face à face, entre deux personnes, elle se noue entre un Je et un Tu.

Comment entrer dans une telle relation ? De la même façon qu'avec les humains. Aucune prescription, entraînement, exercice de méditation ne permettront de rencontrer Dieu. Le Tu qu'est Dieu, comme le Tu humain, se présente à nous. Il nous appartient de ne pas nous détourner, de ne pas le traiter comme un Cela, mais d'entrer en relation directement avec lui.


Traiter Dieu comme un Cela :


Le problème, comme nous l'avons dit ci-dessus, c'est que l'être humain ne peut se maintenir de façon continue dans la relation : "le Tu devient immanquablement un Cela". Dieu, le Tu éternel, peut-il aussi devenir un Cela ? Oui, répond Buber. L'être humain est poussé à réfléchir et à parler du Tu éternel comme d'un Cela. Il ramène Dieu à une chose, soit en voulant le connaître, énumérer ses attributs, le concevoir comme une somme de qualités, soit en voulant l'utiliser, le posséder, le détenir, le retenir. Il codifie par des rites, des prescriptions, son rapport à Dieu, qui devrait être une relation de personne à personne. Ainsi, Dieu devient objet de foi : la foi remplace l'acte de relation. Il devient objet de culte.


La confiance opiniâtre du lutteur qui connaît et la présence et l'absence de Dieu se transforme de plus en plus en la sécurité de l'usufruitier persuadé que rien ne peut lui arriver s'il croit à l'existence de Celui qui ne permettra pas que rien lui arrive.

Or, la révélation n'est pas un contenu, mais une présence : la présence de Dieu. Comment se maintenir dans une relation avec Dieu, alors que nous avons cette tendance naturelle à ramener le Tu à un Cela ? Il faut parvenir à se libérer de notre soif de possession : paradoxalement, accomplir la mission divine ne consiste pas à se tourner exclusivement vers Dieu comme vers un objet de désir, mais se tourner vers le monde pour y réaliser Dieu. "Réaliser Dieu dans le monde", c'est-à-dire s'ouvrir à la rencontre, à la relation avec les êtres qui nous entourent, les élever jusqu'au Tu, et non les maintenir dans un Cela.


De quelle façon la philosophie de Buber peut-elle éclairer le sens de l'histoire de Job ? La suite de cette réflexion ici !

bottom of page