top of page

Blog de recherche

  • Anne Lemétayer
  • 18 août 2023
  • 5 min de lecture

Cette période estivale a été pour moi l'occasion de découvrir un philosophe : Martin Buber. La lecture de son livre Je et Tu m'a passionnée, et il me semble qu'on peut en appliquer le contenu au Livre de Job.


ree

Pour commencer, je vais présenter dans cet article Martin Buber, puis le contenu de son livre Je et Tu.


Quelques mots sur Martin Buber :


Martin Buber est un philosophe juif autrichien (comme Freud !), né à Vienne en 1878 et mort à Jérusalem en 1965. Sioniste dès 1898, il est le fondateur du magazine Der Jude (1902). En 1923, il publie Ich und Du (Je et Tu), l'une de ses œuvres les plus connues. Il devient professeur de philosophie religieuse juive en Allemagne, mais est contraint de démissionner en 1933, avec l'accession d'Hitler au pouvoir. Il décide de quitter l'Allemagne en 1938 et s'installe à Jérusalem, dans ce qui est pour quelques années encore la Palestine britannique. Il milite pour un Etat bi-national judéo-arabe. En 1946, il publie Les Chemins de l'Utopie, un ouvrage politique.

Martin Buber est un philosophe de la réciprocité, de la relation à l'autre. Il a grandement influencé les philosophes existentialistes dans leur attention portée à l'autre.


Pour comprendre en quoi l'œuvre Je et Tu peut initier une lecture (c'est-à-dire une interprétation) du Livre de Job, et donner aussi quelques pistes dans la façon de faire de la théodicée, résumons en les idées essentielles.


Le rapport Je-Cela :


Buber commence par expliquer que l'attitude de l'homme vis-à-vis du monde est double. Nous avons deux façons d'entrer en rapport avec le monde. La première est le rapport que Buber nomme Je-Cela. Il désigne par cette expression un rapport de connaissance et d'utilisation avec le monde qui nous entoure (aussi bien la nature que les êtres humains). C'est par exemple le scientifique qui étudie la nature, qui fait des expérimentations pour dégager les lois qui régissent les phénomènes, qui accumule une somme de qualités au sujet des choses. Il reste à distance du monde, il ne se pense pas lui-même comme faisant partie de ce monde, mais comme un observateur extérieur, objectif.

Nous pouvons entretenir un tel rapport avec les autres hommes également, que nous traitons alors comme des Cela. En les étudiant (sociologie, médecine, etc.) ou en les utilisant (le rapport patron-employés par exemple). Que l'on parle de la nature, des animaux ou des humains, le rapport Je-Cela nous amène à considérer des choses séparées les unes des autres, desquelles nous restons à distance, que nous pouvons manipuler, posséder, retenir, comprendre, expliquer.

Dire "cela", ou traiter quelqu'un comme un Cela, c'est se poser soi-même comme un Je qui n'est qu'un objet, une chose isolée du reste du monde, qui n'est pas concerné personnellement par ce qui l'entoure, qui n'en est pas proche.

Le rapport Je-Cela n'est pas mauvais en soi. Il a son origine dans des aptitudes humaines, celle d'expérimenter et d'utiliser, celles de classer, d'ordonner, d'expliquer, de prévoir. Une nature et une société sur lesquelles règne la causalité, que l'on peut expliquer et qui sont prévisibles, constituent pour l'humain un monde éminemment rassurant, stable, clair.


La relation Je-Tu :


L'autre possibilité réside dans la relation Je-Tu. Nous entrons en relation avec le monde qui nous entoure : la nature, les humains, et les essences spirituelles. Être en relation, c'est d'abord être interpelé par un Tu qui vient à nous, à notre rencontre. C'est ensuite répondre favorablement à cette présence en s'offrant à la relation. Alors ce Tu devient présent, totalement, dans l'entièreté de son être. Il nous fait face et agit sur nous comme nous agissons sur lui : la relation est réciprocité. Nous reconnaissons l'humain que nous nommons Tu comme une personne, nous allons tout entier à sa rencontre, et nous sommes révélés à nous-même comme personne. Nous ne sommes plus à distance, à l'extérieur, séparé, isolé. Nous avons affaire au Tu, et il a affaire à nous.

Telle est la relation qui s'établit entre l'artiste et ce qui vient frapper tout son être, demandant à être fixé dans une œuvre. Telle est la relation que nous nommons amour. Buber développe ici des pages profondes, pour montrer que l'amour ne réside pas dans des sentiments que l'on éprouverait, et qui cesserait avec l'étiolement de ces sentiments : l'amour est la relation entre un Je et un Tu. Et il cesse quand cette relation décline en un rapport entre un Je et un Cela, quand le Tu devient Cela, objet parmi les objets. Or, ceci se produit immanquablement. Chaque Tu est condamné à retomber sans cesse dans le monde des choses.


L'homme ne peut vivre sans le Cela. Mais s'il ne vit qu'avec le Cela, il n'est pas pleinement un homme.

Dieu, le Tu éternel :


Dieu est le Tu éternel. A chaque fois que nous disons Tu à un être humain résonne dans ce mot le Tu éternel. Nous sommes aussi en relation avec Dieu, une relation Je-Tu : de personne à personne. Buber nie à plusieurs reprises ces courants religieux qui nous invitent à nous effacer, à fusionner, à disparaître, à nous nier dans la divinité. La véritable relation à Dieu est une relation face à face, entre deux personnes, elle se noue entre un Je et un Tu.

Comment entrer dans une telle relation ? De la même façon qu'avec les humains. Aucune prescription, entraînement, exercice de méditation ne permettront de rencontrer Dieu. Le Tu qu'est Dieu, comme le Tu humain, se présente à nous. Il nous appartient de ne pas nous détourner, de ne pas le traiter comme un Cela, mais d'entrer en relation directement avec lui.


Traiter Dieu comme un Cela :


Le problème, comme nous l'avons dit ci-dessus, c'est que l'être humain ne peut se maintenir de façon continue dans la relation : "le Tu devient immanquablement un Cela". Dieu, le Tu éternel, peut-il aussi devenir un Cela ? Oui, répond Buber. L'être humain est poussé à réfléchir et à parler du Tu éternel comme d'un Cela. Il ramène Dieu à une chose, soit en voulant le connaître, énumérer ses attributs, le concevoir comme une somme de qualités, soit en voulant l'utiliser, le posséder, le détenir, le retenir. Il codifie par des rites, des prescriptions, son rapport à Dieu, qui devrait être une relation de personne à personne. Ainsi, Dieu devient objet de foi : la foi remplace l'acte de relation. Il devient objet de culte.


La confiance opiniâtre du lutteur qui connaît et la présence et l'absence de Dieu se transforme de plus en plus en la sécurité de l'usufruitier persuadé que rien ne peut lui arriver s'il croit à l'existence de Celui qui ne permettra pas que rien lui arrive.

Or, la révélation n'est pas un contenu, mais une présence : la présence de Dieu. Comment se maintenir dans une relation avec Dieu, alors que nous avons cette tendance naturelle à ramener le Tu à un Cela ? Il faut parvenir à se libérer de notre soif de possession : paradoxalement, accomplir la mission divine ne consiste pas à se tourner exclusivement vers Dieu comme vers un objet de désir, mais se tourner vers le monde pour y réaliser Dieu. "Réaliser Dieu dans le monde", c'est-à-dire s'ouvrir à la rencontre, à la relation avec les êtres qui nous entourent, les élever jusqu'au Tu, et non les maintenir dans un Cela.


De quelle façon la philosophie de Buber peut-elle éclairer le sens de l'histoire de Job ? La suite de cette réflexion ici !

  • Anne Lemétayer
  • 18 août 2023
  • 5 min de lecture

Cette période estivale a été pour moi l'occasion de découvrir un philosophe : Martin Buber. La lecture de son livre Je et Tu m'a passionnée, et il me semble qu'on peut en appliquer le contenu au Livre de Job.


ree

Si vous n'avez pas lu la présentation de Je et Tu de Martin Buber, je vous invite à le faire ici ! Dans cet article, je vais essayer de montrer comment on peut éclairer l'histoire de Job avec la philosophie de Martin Buber.


Job et Dieu : un rapport Je-Cela :


De quelle façon la philosophie de Buber peut-elle éclairer le sens de l'histoire de Job ? Il me semble qu'on peut affirmer qu'au début du Livre de Job, ce dernier est dans un rapport Je-Cela avec Dieu. Mais au travers de l'épreuve qui s'abat sur lui, il va être amené à rencontrer Dieu et à entrer dans une relation Je-Tu avec lui.

Le premier chapitre de Job nous présente cet homme pieux, qui accomplit consciencieusement tout ce qui est nécessaire pour que ni lui ni sa famille ne soient entachés par le péché. Il énonce d'ailleurs lui-même, dans le chapitre 31, tous les détails de sa conduite vertueuse : vis-à-vis des vierges, de la justice, des femmes mariées, de ses serviteurs, des pauvres, des veuves, des orphelins, et même de ses ennemis !

Mais on conserve une impression de distance entre Job et Dieu : Job connaît Dieu, son exigence de sainteté, sa haine du péché, il connaît les prescriptions rituelles pour les sacrifices, mais on n'a pas l'impression qu'il soit dans une relation avec Dieu. Il ne s'adresse pas à Dieu, il ne le rencontre pas. Dieu n'est pas pour lui une personne, mais plutôt, comme le dit Buber, un objet de foi. Cela ne remet pas en question la sincérité de la foi de Job, mais il manque quelque chose.

Le Satan, d'ailleurs, met le doigt dessus. Il soupçonne Job de servir Dieu de manière intéressée, c'est-à-dire en vue de recevoir la bénédiction. Pour le dire avec les mots de Buber, il soupçonne Job d'être dans une relation Je-Cela centrée sur l'utilisation de Dieu : "je fais ce que tu exiges des humains, en échange tu me bénis". L'épreuve que Dieu consent a pour objectif de tester la gratuité de l'attitude de Job, son désintéressement vis-à-vis de Dieu.


Qu'en est-il du côté de Dieu ? Certainement, Dieu désire une relation véritable avec Job, comme avec tout être humain. Cependant, on ne peut que noter le caractère exceptionnel de cette histoire, comparée aux autres grandes figures de l'Ancien Testament, tels Noé, Abraham, ou Moïse. Prenons Abraham : Dieu aussi va le soumettre à une épreuve terrible, celle de sacrifier son fils unique, Isaac. Mais Dieu parle à Abraham. D'ailleurs, il lui parle dès le début, en lui demandant de quitter son pays pour aller en Canaan (chapitre 12). Au chapitre 22, lors de l'épreuve, voici ce qu'on peut lire : "Dieu mit Abraham à l'épreuve et lui dit : "Abraham" ; il répondit : "Me voici"." Pour Job : rien. Dieu parle avec le Satan, il lui permet de l'éprouver, mais il ne s'adresse pas à Job. On semble assez loin de la relation qu'il pouvait y avoir entre Dieu et Abraham, ou Dieu et Moïse !


Job et Dieu : une relation Je-Tu :


Tout au long de son épreuve, Job va tour à tour parler de Dieu et parler à Dieu. En parlant de Dieu, il demeure dans un rapport Je-Cela. Ses amis d'ailleurs, venus le réconforter, sont également dans un rapport Je-Cela avec Dieu, cette fois-ci plutôt centré sur la connaissance de Dieu et des raisons qui le poussent à agir.

Mais quand Job évoque pour la première fois l'idée de parler à Dieu pour plaider sa cause, il commence à s'adresser à Dieu (chapitre 10). On peut être choqué par certains des propos de Job, qui "n'y va pas de main morte" comme on dit, mais toujours est-il qu'il est sans doute en train de réaliser la présence de Dieu face à lui, qu'il commence à se tourner vers une relation véritable, et non plus vers un rapport Je-Cela. Son épreuve aura eu le mérite d'ébranler tellement sa conception de Dieu, qu'un rapport Je-Cela n'est plus possible pour lui.

La relation Je-Tu cependant ne viendra pas de Job, qui demeure encore dans une conception partielle de Dieu, celle d'un juge. L'offre de relation viendra de Dieu, conformément à ce que dit Martin Buber : "le Tu se présente à moi". Au chapitre 38, "Le Seigneur répondit alors à Job du sein de l'ouragan et dit". Etrange histoire que celle de Job, où ce n'est plus Dieu qui interpelle l'homme, mais l'homme qui interpelle Dieu ! A la fin cependant, Job lui-même avoue qu'il a changé de rapport avec Dieu : "Je ne te connaissais que par ouï-dire, maintenant, mes yeux t'ont vu" (chapitre 42 : 5). Je pense que l'on peut interpréter cela comme le passage d'un rapport Je-Cela à une relation Je-Tu.


Une leçon pour la théodicée :


Comment tout ceci peut-il intéresser mon travail de thèse ? Il me semble qu'il y a de la part de Martin Buber une leçon pour tout philosophe ou théologien s'engageant en théodicée. Voici laquelle : ne pas être dans un rapport Je-Cela avec les victimes, mais dans une relation Je-Tu. Les amis de Job, comme je l'ai dit, traitent Dieu comme une chose, un Cela. Mais ils traitent aussi Job comme un Cela. Sa situation est prétexte à étaler leur connaissance de la doctrine de la rétribution, afin d'expliquer ce qui lui arrive et de ramener son épreuve sous le règne de la causalité. Job d'ailleurs le leur reproche à plusieurs reprises. Or, les amis de Job sont des théodicistes : ils proposent une théodicée, comme je l'ai expliqué dans cet article.

Buber nous invite à toujours être disponible à la rencontre, à la relation. Et ceci est valable aussi à l'égard des victimes, quand l'on veut écrire au sujet de la théodicée. La leçon de Buber, et du Livre de Job, c'est que l'énigme, le mystère, peut demeurer entier (sur le plan de la connaissance, nous restons frustrés) : mais ce qui compte réellement, c'est de vivre la relation, la rencontre. C'est cela qui rend notre vie, et notre monde, plus humain. Traiter les victimes comme des Cela, c'est se servir de leurs souffrances comme d'un prétexte à expliquer le pourquoi du mal, à expérimenter le raisonnement philosophique. Les traiter comme un Je, c'est être sensible à leur détresse, à la question qui gît au fond de leur angoisse, au récit de leurs souffrances. Que la théodicée puisse être une rencontre de personne à personne, à la fois entre le philosophe et la victime, mais aussi entre l'humain et Dieu, voici la leçon que je tire de ma lecture de Je et Tu de Martin Buber.

  • Anne Lemétayer
  • 29 juin 2023
  • 6 min de lecture

Le Livre de Job est l'un des écrits les plus anciens où la question de la théodicée est soulevée.


Pages de la Bible dont est extrait le Livre de Job
Bible. Timothy Eberly

Présentation :


L'objectif de ce post n'est pas de faire une analyse détaillée du Livre de Job, mais seulement de montrer en quoi on trouve dans ce livre l'une des premières exigences de théodicée, ainsi que l'une des premières tentatives de théodicée, mais aussi l'une des premières remises en question de la théodicée. Nous dirons juste, pour situer le Livre, que la plupart des commentateurs s'accordent à dire qu'il a été rédigé en deux temps. La base de cette histoire est sans doute constituée du prologue et de l'épilogue, tous deux en prose, dont la source est probablement un conte oral qui devait circuler déjà à l'époque des rois. La discussion entre Job et ses quatre amis est un ajout plus tardif, rédigé sans doute lors de l'exil à Babylone (6e siècle av. J.-C.).


Le Prologue :


Le Livre de Job s'ouvre sur une scène étonnante : les fils de Dieu se présentent devant lui, et Satan se mêle à eux. S'ensuit alors une discussion entre Dieu et Satan, dans laquelle il est question de Job, un homme très pieux qui sert fidèlement Dieu depuis des années. Dieu en fait l'éloge, mais Satan émet un soupçon : et si Job n'était fidèle que parce que Dieu le bénit ? Imaginons que Dieu retire ses bénédictions : il est certain alors que Job cessera de lui être fidèle ! Autrement dit, Satan soupçonne Job d'être dans une relation marchande avec Dieu : donnant-donnant. La fidélité de Job envers Dieu ne serait pas gratuite et désintéressée.

Ici, l'histoire prend un tournant qui déconcerte les lecteurs. Dieu, qui connaît toute chose, pourrait se contenter de répondre à Satan qu'il connaît le cœur de Job, et qu'il sait que c'est par amour que Job le sert, et non par intérêt. Mais il n'en est rien : au contraire, Dieu permet à Satan de tester son hypothèse en mettant Job à l'épreuve !

Dans une première série de catastrophes, toutes les richesses de Job lui sont retirées, ainsi que ses enfants. Mais comme la foi de Job tient bon, Dieu renouvelle sa permission à Satan : cette fois, dans une seconde série d'attaques, Satan s'en prend directement à la santé de Job.

Trois amis de Job, apprenant son malheur, viennent lui rendre visite dans l'intention de le consoler. L'état de Job est si misérable et affligeant qu'ils en sont profondément choqués et restent 7 jours sans parler. C'est Job le premier qui va briser ce silence et prendre la parole. Tour à tour, ses amis vont alors lui répondre.


Le discours de Job : une exigence de théodicée


C'est dans le discours de Job qu'on trouve une première exigence de théodicée. La question que pose Job n'est pas tellement "Si Dieu existe, pourquoi le mal ?", mais plutôt : "Pourquoi Dieu a-t-il permis que je souffre alors que je suis innocent ?". Ainsi, ce n'est pas tellement l'existence du mal qui pose problème pour Job, mais sa répartition : que le mal frappe les méchants, ce n'est que justice. Mais que le mal frappe les innocents, voilà le véritable scandale. Ainsi, la question de Job serait plutôt: "Si Dieu est juste, alors pourquoi le mal frappe les innocents ?"

Job ne pose pas la question à ses amis. Ce qui est particulièrement puissant dans le Livre de Job, c'est justement que ce dernier pose la question directement à Dieu : il exigence littéralement un procès avec Dieu, afin que ce dernier s'explique et se justifie. On est ici dans l'un des sens du mot théo-dicée : le procès intenté à Dieu, accusé d'être injuste, qui doit donc se justifier.

Citons par exemple ces passages, dans lesquels on constate clairement la volonté de Job de parler avec Dieu, que Dieu s'explique, le tout dans un échange qui est pensé comme un procès :


Je dirai à Dieu : "Ne me traite pas en coupable, fais-moi connaître tes griefs contre moi." (10 : 2 TOB)

Mais moi, c'est au Puissant que je vais parler, c'est contre Dieu que je veux me défendre. (13 : 3)

Ah ! si je savais où le trouver, j'arriverais jusqu'à son trône. J'exposerais devant lui ma cause, j'aurais la bouche pleine d'arguments. Je saurais par quels discours il me répondrait, et je comprendrais ce qu'il à me dire. La violence serait-elle sa plaidoirie ? Non ! (23 : 3-6)

La réponse des amis de Job : présentation d'une théodicée


Les trois amis de Job, ainsi qu'Elihu, vont répondre tour à tour à Job et lui exposer une théodicée. On est là dans le deuxième sens de théodicée : l'apologie de la justice divine. Ses amis vont tenter de lui démontrer que Dieu a agi de façon juste en le faisant ainsi souffrir. Ils suivent un raisonnement général qui s'applique à n'importe quelle situation de souffrance, et qui ne prend donc pas en compte la situation particulière de Job. Ce raisonnement est très simple : puisque Dieu est juste, il ne peut que répartir justement les récompenses et les châtiments. C'est la doctrine de la rétribution : aux innocents les bénédictions, aux coupables les malédictions. Ainsi, si Dieu accable Job de maux, cela signifie que Job a dû pécher. Conclusion : Job doit se repentir afin que Dieu lui pardonne, et tout redeviendra comme avant :


Vraiment, ta méchanceté est grande, il n'y a pas de limites à tes crimes. [...] Réconcilie-toi donc avec lui et fais la paix. Ainsi le bonheur te sera rendu. [...] Si tu reviens vers le Puissant, tu seras rétabli, si tu éloignes la perfidie de ta tente. (22 : 5, 21-23)

Les amis de Job sont bien conscients que Job réclame un procès à Dieu, qu'il accuse ce dernier d'agir injustement à son égard, et qu'il le somme de s'expliquer. Cela les scandalise profondément. Voici par exemple la réaction d'Elihu :


Car Dieu est bien plus que l'homme. Pourquoi lui as-tu intenté un procès, à lui qui ne rend compte d'aucun de ses actes ? (33 : 12-13)

La réponse de Job à ses amis : remise en question de la théodicée


Grâce au Prologue, le lecteur sait bien que Job est innocent, qu'il était même reconnu comme un serviteur remarquable de Dieu. Mais Job, lui, ignore tout de cette scène qui s'est jouée dans le ciel entre Dieu et Satan. Pourtant, il tient bon, reproche après reproche : il continue de clamer son innocence.


Malheur à moi si je vous donnais raison. Jusqu'à ce que j'expire, je maintiendrai mon innocence. Je tiens à ma justice et ne la lâcherai pas ! Ma conscience ne me reproche aucun de mes jours. (27 : 5-6)

Job s'appuie donc sur sa connaissance de sa propre conduite pour dénoncer la théodicée présentée par ses amis. Il met en échec la doctrine de la rétribution sur laquelle se fonde cette justification de Dieu : il arrive que les innocents soient frappés, et que les méchants nagent dans le bonheur.


Job remet aussi en question la théodicée à cause de son côté orgueilleux : ses amis peuvent bien l'accuser d'orgueil lorsqu'il réclame un procès contre Dieu, mais eux ne font pas mieux, puisqu'ils prennent la défense de Dieu. Ils parlent à la place de Dieu, au nom de Dieu, et en plus pour dire des mensonges. Job les accuse d'agir avec hypocrisie : ils veulent tellement se faire bien voir de Dieu, qu'ils préfèrent soutenir que Job a commis un péché, plutôt que d'avouer qu'ils ne comprennent pas la situation :


Est-ce au nom de Dieu que vous parlez en fourbes, en sa faveur que vous débitez des tromperies ? Est-ce son parti que vous prenez, est-ce pour Dieu que vous plaidez ? (13 : 7-8)

Enfin, Job remet en question la théodicée à cause de son manque de compassion : ses amis devraient le consoler, devraient accorder que ce qui lui arrive est incompréhensible. Au lieu de quoi ils se montrent insensibles, durs, convaincus qu'ils sont d'avoir raison.


L'homme effondré à droit à la pitié de son prochain ; sinon, il abandonnera la crainte du Puissant. Mes frères m'ont trahi comme un torrent, comme le lit des torrents qui s'enfuient. (6 : 14-15)

J'en ai entendu beaucoup sur ce ton, en fait de consolateurs, vous êtes tous désolants. (16 : 2)

Jusques à quand me tourmenterez-vous et me broierez-vous avec des mots ? Voilà dix fois que vous m'insultez. N'avez-vous pas honte de me torturer ? (19 : 2-3)

L'Epilogue :


Il y aurait beaucoup à dire sur la fin du Livre de Job : Dieu en effet va prendre la parole, et son discours a donné lieu à bien des interprétations. En tous cas, une chose est certaine : Dieu fait un reproche à Job, mais globalement il approuve son discours, tandis qu'il condamne ses trois amis :


Ma colère flambe contre toi et contre tes deux amis, parce que vous n'avez pas parlé de moi avec droiture comme l'a fait mon serviteur Job. (42 : 7)

Job avait donc bien saisi la motivation secrète de ses amis. Cependant, à un niveau philosophique, il faut bien admettre que la fin de ce Livre est décevante, puisque Dieu ne répondra pas à la question de Job : Job ne saura jamais pourquoi Dieu a permis à Satan de s'en prendre à lui.

bottom of page