En 2022, Ivan Segré a publié La souveraineté adamique. Une mystique révolutionnaire (Editions Amsterdam). Dans cet ouvrage, il compare le récit de la création du monde biblique de Genèse 1 avec un autre récit de la création, plus ancien, le récit mésopotamien, et tente de répondre à cette question: le récit de la Genèse n'est-il qu'une pâle copie du mythe mésopotamien, ou bien nous dit-il quelque chose de très différent ?
Le mythe de la création du monde mésopotamien :
Ivan Segré, philosophe et talmudiste français, aborde le récit de la Genèse en herméneute critique. Cela signifie qu'il s'attache à l'historicité des textes : à quelle époque, par qui ont-ils été écrits ? Et surtout, quels autres textes circulaient à l'époque, que les rédacteurs pouvaient connaître ? Ainsi, il considère que la Genèse répond aux mythes mésopotamiens :
Les scribes hébreux qui composèrent la Bible n'avaient pas pour interlocuteur les géomètres, physiciens ou historiens grecs, mais les scribes mésopotamiens (p. 34)
Il justifie cette affirmation par les dates de rédaction : le récit le plus ancien de la création du monde relaté en Genèse 2 est estimé au 9e-8e siècles av. J.-C. ; celui de Genèse 1 lui serait postérieur (6e-5e siècles av. J.-C.). Or, les récits mésopotamiens datent des 2e et 3e millénaires av. J.-C. Ainsi, le Poème du Supersage, ou Atrahasis, date du 18e siècle av. J.-C., il est donc plus vieux de dix siècles, soit un millénaire. On trouve, dans ce Poème, un certain nombre d'histoires qui sont peu ou prou reprises dans la Genèse, et notamment l'histoire du Déluge (qui, soit dit en passant, est aussi reprise dans l'Epopée de Gilgamesh, datant du 7e siècle av. J.-C. et déchiffré dans les années 1870).
On aurait trop vite fait, cependant, d'en conclure que les scribes hébreux se sont largement inspirés des mythes mésopotamiens, qu'ils ne feraient somme toute que reprendre. En effet, l'herméneute sait que le récit des scribes hébreux peut proposer un sens qui peut reprendre, mais également réfuter ou subvertir le sens du mythe mésopotamien. Pour savoir laquelle de ces trois possibilités est correcte, il faut d'abord avoir à l'esprit le récit mésopotamien. Ce dernier, tout comme le récit de la Genèse, est une anthropogonie, c'est-à-dire un récit de la création de l'humain.
La trame est la suivante : l'univers est au départ peuplé de dieux. Ces dieux ont des besoins corporels (manger, boire, dormir). Il leur faut donc des serviteurs qui travaillent pour eux afin qu'ils puissent consommer. Avant que l'humain ne soit créé, ce sont certains dieux de basse classe qui servent les dieux de la haute classe. Un jour, les dieux opprimés se révoltent : ils ne veulent plus travailler, ils veulent être traités sur un pied d'égalité. Les dieux supérieurs décident de créer un être fait d'argile et de sang pour travailler en vue de subvenir à leurs besoins : l'humain. Mais la multiplication des hommes et des femmes finit par compromettre la tranquillité des dieux, qui décident alors de provoquer le déluge. Cependant, il ne faut pas éradiquer l'espèce humaine, sans quoi les dieux se retrouveraient sans serviteurs. Ils sauvent donc en partie les humains et régulent ensuite leur développement.
Le récit de la Genèse :
Comparons à présent la trame du mythe mésopotamien à celle de la Genèse. Ivan Segré s'attache à analyser le texte de la Genèse comme on analyserait n'importe quel autre texte, c'est-à-dire qu'il ne procède pas comme un croyant qui recevrait une révélation, mais comme un interprète qui s'appuie sur la langue et le sens des mots pour en induire ce que les auteurs pouvaient avoir à l'esprit lorsqu'ils ont écrit le texte. Or, l'analyse de la Genèse dans sa littéralité nous raconte une histoire bien différente de celle portée par le mythe mésopotamien.
L'homme et la femme sont créés à l'image de Dieu (Genèse 1 : 26-27). Dans ce passage, le mot adam est utilisé non comme nom propre, mais comme nom commun pour désigner le genre humain. Aussitôt après, Dieu bénit l'homme et la femme en leur disant de se reproduire et de soumettre les animaux marins, terrestres et célestes (Genèse 1 : 28-29). Segré interprète ainsi le fait que la bénédiction soit liée à la soumission de l'animalité par l'humanité :
n'est-ce pas que la relation au prochain, en l'occurrence la relation de l'homme à la femme et leur relation commune au dieu, interdit les rapports de domination et de servitude, ou à tout le moins les exclut de la bénédiction originaire ? (p. 68)
Le fait que l'humain soit créé à l'image de Dieu interdit qu'un humain soumette un autre humain, ou même que Dieu soumette l'humain, comme c'était le cas dans le mythe mésopotamien. Quand cela se produit, c'est la malédiction, et non la bénédiction, qui intervient. Les êtres humains ne sont pas créés pour servir Dieu (ou des dieux), mais peuvent au contraire user de la force des animaux pour subvenir à leurs besoins (et non encore, comme ce sera le cas après la chute, subvenir à leurs besoins en mangeant les animaux).
Où l'on en conclut, soutient Ivan Segré, que le récit hébraïque ne se contente pas de s'opposer au mythe mésopotamien : il est hautement subversif, prônant l'égalité et la dignité face à l'inégalité, et la libération face à l'esclavage !
le mythe hébraïque révolutionne le mythe impérial, puisque nous sommes passés d'un mode de structuration principalement inégalitaire à un mode de structuration principalement égalitaire (p. 82)
Le monothéisme a une fonction critique par rapport au polythéisme du mythe mésopotamien : la raison d'être de l'humain n'est pas de servir ce Dieu unique, mais d'entrer en relation avec lui, ainsi qu'avec les autres humains.
La nouveauté du monothéisme, ce serait donc, en dernière analyse, la solitude du dieu, d'où procède la raison d'être de l'humain : entrer en relation avec le dieu. (p. 83)
Monothéisme ou polythéisme ?
Mais alors, pourquoi ce Dieu unique s'exprime-t-il au pluriel ? Pourquoi dit-il : "Faisons l'homme (adam) à notre image" (Genèse 1 : 26) ? Ivan Segré commence par expliquer la signification du mot adam. On peut certes y voir un lien avec le mot adamah, la poussière de la terre. Mais Ivan Segré préfère y voir un lien avec le mot dam, sang. A-dam, ce serait donc la lettre "a", la première de l'alphabet pour les Hébreux comme pour nous, nommée aleph, et dam, le sang. Et comme la valeur numérique de "a" en hébreu est 1, a-dam, c'est l'un-sang, ce qui est une façon de marquer l'unicité, la singularité de l'humanité par rapport à l'animalité.
Or, la lettre "a", l'aleph, est aussi la première lettre des dix paroles (le décalogue) prononcées par Dieu au Sinaï : "Je suis yhvh ton dieu qui t'a fait sortir du pays d'Egypte, d'une maison d'esclave" (Exode 20 : 2). La première lettre de "Je suis" est un "a", un aleph. Ivan Segré l'interprète ainsi :
Pour qu'il y ait une relation entre deux corps parlants, et non un rapport animal, il faut en effet que l'un et l'autre corps puissent affirmer, avec une égale intensité, une égale puissance, "je suis" (p. 103)
Le mot adam est donc une indication supplémentaire du caractère subversif du récit de la Genèse, par rapport au récit mésopotamien, dans lequel les dieux créent les humains pour qu'ils les servent, les traitant comme des animaux et ne les reconnaissant pas comme des personnes, des "je suis".
Quant au "faisons adam", il n'est pas la trace d'un polythéisme mal dissimulé, mais un indice supplémentaire de cette raison d'être de la création de l'humain : entrer en relation avec Dieu. Le pluriel de "faisons" nous indique que
la création de l'humain est une œuvre commune alliant le dieu et l'humain, l'homme et la femme (p. 104 et 117)
Dieu ne fait pas tout seul l'humain, mais l'humain doit participer avec Dieu à la création de l'humain : l'humain doit être acteur de son humanité. Ainsi, Adam, l'humain, est un "je suis", une personne : d'où le titre de l'ouvrage, La souveraineté adamique.
Le livre d'Ivan Segré continue d'approfondir l'étude de ce texte de la Genèse, notamment en faisant appel à la guematria, la numérologie hébraïque. Nous nous contenterons pour ce post de conclure sur cette belle idée, d'un Dieu et d'un homme et d'une femme disant "nous" pour créer une humanité dans le respect et la dignité.
Ivan Segré, La souveraineté adamique, Editions Amsterdam, 2022.
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